La séquence de la tour Eiffel, un manifeste esthétique

Découpage plan par plan

 

Roland Barthes, dans l’analyse sémiologique qu’il fait de la Tour Eiffel, voit en elle un symbole de subversion : « Tout, dans la Tour, la désignait à ce symbole de subversion : la hardiesse de la conception, la nouveauté du matériau, l’inesthétisme de la forme, la gratuité de la fonction » (1). On sait que ce monument a connu des débuts héroïques et scandaleux : au moment de sa construction et avant même qu’elle ne soit terminée, la tour Eiffel a suscité les réactions indignées d'artistes et d'intellectuels protestant contre son érection, elle a été l’objet de risée... pour finalement être célébrée par les poètes et les peintres comme un symbole de modernité (2). Et revanche du destin, elle est alors devenue le symbole incontestable de Paris dans le monde entier, l'un des monuments les plus photographiés au monde, donc un cliché rebattu, perdant ce qui a fait sa force subversive du début de siècle.

Sur le plan esthétique, le traitement de la séquence de la tour Eiffel est donc emblématique de la manière dont Raymond Queneau et Louis Malle traitent le cliché touristique, en retrouvant finalement cet esprit subversif des origines.

 

  1. Dérision d’un tourisme consommateur de clichés

    1. Le touriste…

    l'Arabe
    et son keffieh

    l'Américain
    et son chapeau de paille

    la Bretonne
    et sa coiffe bigouden

    le Breton
    et son chapeau rond

    le prêtre italien
    avec chapeau et soutane

    la Norvégienne
    aux cheveux blonds

    le latino-américain
    et sa moustache brune

    l'Hindou
    et son turban



    Dans la scène de l'ascenseur (plans 407-411), Louis Malle joue sur les clichés ethniques : chaque touriste est caractérisé par ses vêtements nationaux ou régionaux ou par ses traits physiques prétendument distinctifs. De même, dans Tintin d’Hergé, les Dupont-Dupond portent pour passer inaperçus ce qu’ils pensent être le « costume national » :

     

    Hergé - Le Lotus bleu - 1946

    Hergé - Objectif Lune - 1953



    Finalement ce jeu sur les stéréotypes est également un cliché ! Louis Malle ne s’amuse-t-il pas à renverser les clichés des Américains sur les Français au béret vissé sur la tête ? Pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres, dans Le Port de l’angoisse de Howard Hawks (1944) avec Humphrey Bogart et Lauren Bacall, le Français vichyste est évidemment reconnaissable... à son béret :

     



    Et quand ce n’est pas la tour Eiffel, qui caractérise la France dans une affiche du film Casablanca réalisé en 1942 par Michael Curtiz avec le même Humphrey Bogart et Ingrid Bergman, c'est le Sacré-Cœur dominant un Montmartre de carte postale que peint Gene Kelly dans Un Américain à Paris de Vincente Minnelli (1951) :

     



    Et quand ce n’est pas le béret qui identifie le Français, c’est le canotier, indissociable de l'image de la France depuis le succès de Maurice Chevalier aux États-Unis, saluant une inévitable Garde républicaine dans les séquences de ballet de cette même comédie-musicale...

     

    1. Le tourisme de masse : les touristes entassés, traités comme des troupeaux



      Dans la scène de l'ascenseur bondé, Louis Malle s'inspire à l'évidence du film muet Speedy de Ted Wilde (1928), avec Harold Lloyd et ses grosses lunettes rondes : si le contexte est différent (Lloyd se trouve coincé dans une rame de métro), l'esthétique de la photographie n'en est pas moins la même.

       

    2. Les photos uniformes des cartes postales

       

      Mais quand c’est Zazie qui regarde la tour Eiffel… les photos sont prises sous des angles de vue de plus en plus surprenants, en un montage délirant et très rapide de neuf clichés dont l'avant-dernier montre la tour tête en bas - l’idée se trouvait déjà chez Alphonse Allais : « Donc, nous renversons la tour Eiffel et nous la plantons la tête en bas, les pattes en l’air. » (3). L’imagination et la fantaisie de Zazie transforment le rituel des photos prises à la va-vite par des touristes pressés car ils doivent partir aussitôt vers d’autres kouavouar.

       

       

    3. Le belvédère d’où l'on domine Paris

      « Ils regardèrent alors en silence l'orama » écrit Raymond Queneau. Quant à Roland Barthes il analyse : « Visiter la Tour, c’est se mettre au balcon pour percevoir, comprendre et savourer une certaine essence de Paris ». C’est le tourisme de la « belle vue ».

      Mais quel Paris Zazie et ses deux compères découvrent-ils ? Chez Queneau, Charles et Gabriel sont toujours incapables de situer correctement le Panthéon et les Invalides ; et chez Louis Malle, Gabriel débite d’un ton grandiloquent des banalités, des clichés ! « Ah ! Paris sera toujours Paris ! Regarde, Zazie, si c’est beau ! Le Panthéon ! les Invalides ! la nouvelle Ève ! » avant d’être pris de vertige et de perdre ses lunettes.

       

       

    4. La tour de Babel

      La référence biblique est dès le début de sa construction convoquée par les artistes dans leur lettre ouverte contre « la monstrueuse Tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit de justice, a déjà baptisée du nom de « Tour de Babel » ». Point ne sera besoin qu’elle s’écroule pour que ce lieu devenu hautement touristique ne rassemble une multitude de langues étrangères. Qui dit touriste dit touriste étranger parlant une langue étrangère - forestière dit Queneau, utilisant un adjectif archaïque attesté au Moyen Âge et dont l'étymologie remonte à l'adverbe foris (dehors) en latin - à moins qu'il ne s'agisse d'un italianisme, inspiré de l'adjectif italien forestièro, étranger. Comment se comprendre, donc, quand on ne parle pas la même langue ? C’est l'un des thèmes récurrents chez Raymond Queneau, que Louis Malle illustre ici avec la scène de l’ascenseur (plan 105 à 414 ; 0h 41’ à 0h 41’ 56’’) :

       

       

      Cette scène où tous les touristes excités par le spectacle expriment leur ravissement dans toutes les langues possibles, produit un effet cacophonique et une sorte de vertige auditif accentué par la rapidité des panoramiques qui cadrent successivement tous les visages. La tour Eiffel devient pour quelques secondes une tour de Babel où les langues s’entrecroisent jusqu’à ce que Gabriel brusquement inspiré hurle « Schpritzki naï ekertch » imposant un silence sidéré. « C’est des choses qu’arrivent on sait pas comment... Le coup d’ génie, quoi... Les artisses, c’est comme ça » dit-il en s’excusant presque.

      On sait quel intérêt Raymond Queneau porte à la question de la langue et du langage, et plus particulièrement à la difficulté de communiquer. Très jeune, il s’est intéressé au langage populaire et aux langues étrangères. En 1964, dans les Fleurs bleues, il imagine une conversation en « iouropéen », sorte de sabir burlesque où s’entrechoquent plusieurs langues européennes, l’espagnol, l’italien, l’allemand, l’anglais, le français : ironiquement il appelle ce langage le néo-babélien.

      — Esquiouze euss, dit le campeur mâle, mà wie sind lost.
      — Bon début, réplique Cidrolin.
      — Capiio ? Egarrirtes... lostes.
      — Triste sort.
      — Campigne ? Lontano ? Euss... smarriti...
      — Il cause bien, murmura Cidrolin, mais parle-t-il européen vernaculaire ou le néo-babélien ?
      — Ah, ah, fit l'autre avec les signes manifestes de vive satisfaction. Vous ferchtéer l'iouropéen ?
      — Un poco, répondit Cidrolin; mais posez là votre barda, nobles étrangers, et prenez donc un glass avant de repartir.
      — Ah, ah, capito : glass.
      Radieux, le noble étranger posa donc son barda, puis, dédaignant les meubles destinés à cet usage, il l'accroupit sur le plancher en croisant ses jambes sous lui avec souplesse. La demoiselle qui l'accompagnait fit de même.
      — Seraient-ils japonais? se demanda Cidrolin à mi-voix. Ils ont pourtant le cheveu blond. Des Aïnos peut-être.
      Et s'adressant au garçon :
      — Ne seriez-vous pas aïno ?
      — I ? No. Moi : petit ami de tout au monde.
      — Je vois : pacifiste ?
      — lawohl ! Et ce glass?
      — Perd pas le nord, l'Européen […]
      — Sanx, dit-il, et à rivedertchi. Et à la fille :
      — Schnell ! Onivari oder onivatipa ?
      La fille se lève avec grâce et se harnache illico.
      — C'est dressé, dit Cidrolin à mi-voix.
      Le nomade protesta :
      — Nein ! Nein ! Pas tressé : libre. Sie ize libre. Anda to the campus bicose sie ize libre d'andare to the campus.

      Raymond Queneau -Les Fleurs bleues (1964), chapitre 1.



      En dehors de l’effet comique, ce « néo-babélien » prouve que la langue est plus diverse qu’on ne le croit, et surtout que l’invention, la faute, sont plus efficaces que le beau langage.

      Si le roman date de 1964, les préoccupations de Queneau sont bien antérieures et l'on peut penser que Louis Malle, dans cette scène qu’il invente, va dans le sens du romancier. Le brouhaha des touristes est incompréhensible, mais le sabir de Gabriel a rassemblé l’attention de tous. Le vrai langage est donc celui qui permet de communiquer ; et Gabriel revendique son statut d’« artisse ».

     

  2. La transfiguration de cet « amas de poutrelles »

    « N'oubliez pas l'art tout de même. Y a pas que la rigolade, y a aussi l'art. » dira Gabriel (chapitre 16 du roman). Et c’est assurément ce qui est l’enjeu de cette séquence : transfigurer le réel, l’ordinaire, le cliché par l’art. Peintres et cinéastes ont été très vite fascinés par cette structure de fer qualifiée en 1887 d’« odieuse colonne de tôle boulonnée » qui défiait toutes les règles admises dans l’architecture, et ils ont donné raison à Gustave Eiffel qui répondait à ses détracteurs : « Je prétends que les courbes des quatre arêtes du monument telles que le calcul les a fournies, qui, partant d'un énorme et inusité empattement à la base, vont en s'effilant jusqu'au sommet, donneront une grande impression de force et de beauté ; car elles traduiront aux yeux la hardiesse de la conception dans son ensemble, de même que les nombreux vides ménagés dans les éléments mêmes de la construction accuseront fortement le constant souci de ne pas livrer inutilement aux violences des ouragans des surfaces dangereuses pour la stabilité de l'édifice. » (Gustave Eiffel, « Réponse au Manifeste contre la Tour » - Le Monde - 1887)

     

    1. Une esthétique cubiste

      C’est ce que virent les peintres cubistes : « Ce qui différencie le cubisme de l’ancienne peinture, c’est qu'il n’est pas un art d'imitation, mais un art de conception qui tend à s’élever jusqu’à la création » (4)

      Robert Delaunay « adopte dix points de vue et quinze perspectives dans les Tours que la lumière désarticule, pour dessiner, par plans contradictoires, trois cents mètres de vertige. La Tour est une manifestation de dynamisme, et non d'architecture statique » (5).

       

      Robert Delaunay -La Tour Eiffel- 1909-1910
      Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe

      Robert Delaunay -La Tour rouge- 1911
      Art Institute of Chicago



      Sonia Delaunay dit de lui : « Météore, il traverse le cubisme, il l'escalade et le satellise autour de la Tour Eiffel, muse d'acier d'un monde nouveau qu'il observe, contemple et adore sous tous les angles avec des jumelles prismatiques de visionnaire. »

      L’œuvre de Fernand Léger est un autre exemple de transfiguration de l’ordinaire, d’un univers de métal en métaphore de la création :

      Fernand Léger -Les constructeurs- 1950
      Musée Pouchkine, Moscou

      Fernand Léger -Les constructeurs- 1950
      Musée National Fernand Léger, Biot



      N’est-ce pas ce que devient la Tour Eiffel vue par Louis Malle ?

       

    1. Des prises de vue burlesques : la place de l'homme au cœur du monstre

      Louis Malle emprunte au cinéma burlesque et au cinéma comique anglais ces prises de vue inattendues jouant sur la verticalité, sur le « concours subtil [qui] s’établit entre l’horizontal et le vertical » pour reprendre l’expression de Roland Barthes qui poursuit : « Bien loin de barrer, les lignes transversales, la plupart obliques ou arrondies, disposées en arabesques, semblent relancer sans cesse la montée » (6), sur les escaliers hélicoïdaux qui traduisent à la fois le vertige qui atteint Charles et l’obsession de Zazie à trouver une réponse.

      Gabriel

      Ayant perdu ses précieuses lunettes, qui d’emblée convoquent l’image d’Harold Lloyd, Gabriel entre dans une sorte d'état second, souligné par la bande-son. Désormais inconscient de son vertige physique, il se met à évoluer dans les hauteurs de la tour Eiffel, d'abord sur le toit de l'ascenseur, puis au milieu des poutrelles, comme un funambule inspiré par les peintres de Marc Riboud :

       

       

      La virtuosité technique accentue le nonsense : la fantaisie des postures de Gabriel, filmé sous tous les angles y compris les plus improbables (alternance vertigineuse de plongées et contreplongées, cadrages extrêmes), les ellipses qui accentuent le caractère incongru de certaines de ses positions, le trucage (film à l’envers) qui en fait un surhomme bondissant sur les poutrelles au-dessus de lui, les gags visuels qui contredisent en permanence le sérieux du discours, tout ceci rappelle les évolutions burlesques d'Harold Lloyd sur les toits et montre que dans ce monstre de fer, l’homme est certes petit, mais agile, et n’est ni écrasé ni vaincu :

       

       

      La dentelle de fer de la tour n’est-elle pas un stimulant pour l’imagination – imagination de l’aérien, dit Barthes – et la réflexion métaphysique ? C’est bien dans ces situations périlleuses que Gabriel exalté se lance dans son monologue existentiel. Nous citons à nouveau Roland Barthes : « En un mot, il [l’ajouré] fait voir le vide et manifeste le néant, sans pour autant lui retirer son état privatif ; on voit toujours le ciel à travers la Tour ; en elle, l’aérien échange sa propre substance avec les mailles de sa prison, de fer, délié en arabesques, devient lui-même de l’air. » (7).

      Quant à Zazie, c’est la descente dans les escaliers hélicoïdaux qui en offre une caractérisation symbolique tout à fait pertinente : Zazie descend vers la terre, la réalité, elle ne se perd pas, comme son oncle Gabriel, dans des spéculations et des errances métaphysiques.La mise en scène verticale et virtuose de Louis Malle est explicitement inspirée du film The Lavender Hill Mob (De l’or en barres) de Charles Crichton (1951) :

       

       

  3. Les pouvoirs de l’imaginaire poétique

    Si l’ascension de Gabriel comme la descente de Zazie sont des moments burlesques révélateurs de chacun de ces deux personnages, ils gardent aussi et renouvellent la poésie du nonsense. Toute cette séquence est en effet traitée avec un grand sens à la fois du burlesque et de la poésie.

    Raymond Queneau use surtout du pouvoir du langage, du jeu sur les mots pour créer un monde poétique, « Pourquoi qu’on dit des choses et pas d’autres ? […] On est tout de même pas forcé de dire tout ce qu’on dit, on pourrait dire autre chose » s’interroge Zazie, l’essence de la poésie n’est-elle pas dans cet étonnement ?

    Louis Malle use quant à lui des images visuelles, et invente de nouvelles situations pour laisser libre cours à l’imaginaire :

    1. La descente de Zazie

      Les escaliers de la tour peuvent faire penser aux labyrinthes de Piranèse, cet artiste visionnaire précurseur des décors immenses qui inspireront les cinéastes expressionnistes. Même si le film de Louis Malle ne relève pas a priori de ce cinéma-là, l’insistance portée sur le jeu de poutrelles et d’hélices lui fait écho.

      Piranèse - Les Prisons imaginaires (pl.7/16)
      (Le Carceri d'Invenzione)
      Rome, édition de 1761

      « Le noir cerveau de Piranèse
      Est une béante fournaise
      Où se mêlent l'arche et le ciel,
      L'escalier, la tour, la colonne ;
      Où croît, monte, s'enfle et bouillonne
      L'incommensurable Babel. »

      Victor Hugo, « Les Mages »
      in Contemplations (1856)

      Où l’on retrouve la tour de Babel !

      Et l’analyse qu’en fait Marguerite Yourcenar fait également écho aux sensations de nos personnages : « Les perceptions de l'artiste, rendant ainsi possibles d'une part l'élan vertigineux, l'ivresse mathématique, et de l'autre la crise d'agoraphobie et de claustrophobie conjuguées, l'angoisse de l'espace prisonnier dont sont à coup sûr issues les prisons. » (8)

       

    2. L’ascension de Gabriel

      La réalité se transforme au fur et à mesure de l’ascension de Gabriel dont l’imagination devient de plus en plus euphorique.

      Première étape

      Gabriel se retrouve sur une plate-forme où, en compagnie d'un vieux loup de mer, il est arrosé par une vague pour le moins inattendue. Louis Malle matérialise, en l’assortissant de ce gag de la vague, l’image qui caractérise souvent la tour depuis sa construction.

       

      Sous la plume du poète Raoul Bonnery, la tour Eiffel répond à François Coppée, son détracteur :

      « Hampe de drapeau, sentinelle,
      Phare : voilà ma mission ! »
      (9)

      Dans leur journal Jules et Edmond de Goncourt l’évoquent à la date du 6 mai 1889 : « Retour à pied à Auteuil à travers la foule. Un ciel mauve, où les lueurs des illuminations montent, comme le reflet d'un immense incendie […] la tour Eiffel faisant l'effet d'un phare, laissé sur la terre par une génération disparue, - une génération de dix coudées. »

      tandis que pour Guy de Maupassant, « elle ne fut que le phare d’une kermesse internationale » (10).

       

      Neurdein frères - Le Sommet de la Tour Eiffel en 1900
      Musée d'Orsay, Paris
      © Photo musée d'Orsay / Rmn

      Le phare et les projecteurs
      document de presse de 1889

      Dès 1889 il était bien prévu que la tour soit un phare sur le bord de la Seine. En 1952, elle est dotée d’un phare aéronautique de balisage.

      Comment ne pas penser que Gabriel, dans son ascension, ne doive se retrouver en haut d’un tel édifice, à côté des lentilles d’un phare ?…

       

       

       

       

       

      Deuxième étape

      Gabriel monte encore dans des hauteurs arctiques où il semble naturel de trouver un ours polaire lui aussi frigorifié. Est-ce la proximité des quatre Scandinaves qui favorise l’image d’une Ultima Thulé  ? Une référence mythologique pour donner une autre vision poétique.

      On retrouvera l’ours plus loin dans le film, dans le cabaret où danse Gabriel(la).

       

      Troisième et dernière étape de l’ascension

      La plate-forme du sommet, où un météorologue observe le ciel ou les nuages à travers des ballons jaunes et bleus qu’il va distribuer d’un air distrait. Observation d’une réalité météorologique à travers le prisme de la poésie des ballons. En contrebas, une vision panoramique de Paris :



      Les ballons évoquant une âme d’enfant sont symboles de légèreté et d’aérien : seuls ceux qui acceptent de rêver ont le pouvoir de s’accrocher à un ballon.

      Et c’est “en ballon” que Gabriel redescend en douceur pour atterrir au pied de la Tour sur un tas de sable, autre marque d’enfance. Les ballons sont les cousins du Ballon rouge, un moyen métrage d'Albert Lamorisse, sorti en 1956.

Cette séquence est donc clairement onirique : elle évoque une évasion libre et heureuse dans l'imaginaire d'un « artisse », alors même que ses divagations métaphysiques en orientent paradoxalement le sens vers le tragique, sur des thèmes baroques : vanité de l’existence, mort, dégradation. Mais la poésie rend ces thèmes supportables. Et après tout, « toute cette histoire [n’est que] le songe d’un rêve. Et toute cette histoire le songe d’un rêve... Et toute cette histoire le songe d’un rêve... », Queneau rajoutant : « à peine plus qu'un délire tapé à la machine par un romancier idiot (oh ! pardon) ».

Romancier ou cinéaste, les deux artistes utilisent la tour Eiffel comme une sorte de manifeste de leur art : « Regard, objet, symbole, la Tour est tout ce que l’homme met en elle ». Donc même avec des sujets rebattus, on peut encore faire du neuf, à condition d’oser casser les codes et de laisser libre cours à sa fantaisie et à ses capacités de poésie, c’est-à-dire finalement à son âme d’enfant. Car « à travers la Tour, les hommes exercent cette grande fonction de l’imaginaire, qui est leur liberté » (11). Le romancier se joue des mots et de la littérature, tandis que le cinéaste joue avec les codes des images, qu’elles soient picturales, photographiques ou cinématographiques.


© Marie-Françoise Leudet et Agnès Vinas


(1) Roland Barthes, La Tour Eiffel, Delpire Éditeur, 1964
(2) Voir sur ce site le dossier de Marie-Françoise Leudet : La tour Eiffel, entre refus et fascination (1889-1950)
(3) Alphonse Allais, « Utilisation de la tour Eiffel en 1900 », in Le bec en l'air, 1897
(4) Guillaume Apollinaire, Méditations esthétiques. Les peintres cubistes, 1913. Un extrait pour prolonger la réflexion :« Le cubisme orphique est l'autre grande tendance de la peinture moderne. C'est l'art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés non à la réalité visuelle, mais entièrement créés par l’artiste et doués par lui d'une puissante réalité. Les œuvres des artistes orphiques doivent présenter simultanément un agrément esthétique pur, une construction qui tombe sous les sens et une signification sublime, c’est-à-dire le sujet. C’est de l’art pur. La lumière des œuvres de Picasso contient cet art qu'invente de son côté Robert Delaunay et où s’efforcent aussi Fernand Léger, Francis Picabia et Marcel Duchamp. »
(5) Encyclopædia Universalis, 2007
(6) Roland Barthes, op. cit.
(7) Ibid.
(8) Marguerite Yourcenar, « Le cerveau noir de Piranèse », in Sous bénéfice d’inventaire, 1962
(9) Raoul Bonnery, « La tour Eiffel à François Coppée, le jour de ses 300 mètres. » in Le Franc Journal, mai 1889
(10) Guy de Maupassant, La Vie errante, 1890.
(11) Roland Barthes, op. cit.