I/ Un air de la Renaissance

II/ Des versions alternatives pour le moins surprenantes

III/ La B.O. : de nouvelles variations dans des contextes différents

IV/ Étude musicologique des thèmes de Chabannes et de Marie


 

II/ Des versions alternatives pour le moins surprenantes

 

L'un des signes de l'incontestable popularité de cet air est sa propension aux variations de toutes sortes, sur des textes à l'esprit radicalement différent de celui de la Jeune fillette, et dont certains peuvent lui être antérieurs, preuve que l'air était manifestement préexistant et a été accommodé à de multiples sauces...

 

1. Des chants profanes d'inspiration épicurienne

Dans la logique de la célébration de l'amour (profane) auquel aspire la jeune nonnette, voici deux versions invitant à cueillir la rose, légèrement postérieures à la publication des chansons de Chardavoine :

 


Document Gallica



Une nymphe jolie
Dormait dans un vert pré
De mainte herbe fleurie
Richement diapré.
Le doux sommeil de cette créature
Surpassait la nature
De beaute à mon gré.

Quand je vis son visage
Si rare et si parfait,
Sa gorge et son corsage
Ses deux monts blancs de lait
Se soulever alors qu'elle respire,
Soudain je la désire
Et devins son sujet [...].

Un petit vent s'élève
Favorisant mes yeux,
Que sa chemise lève ;
Rien de si précieux
Je ne vis onc, que sa cuisse polie,
Grossette et arrondie,
Dont je suis amoureux.

Plus haut, au bas du ventre,
Moussu et frisotté,
Je vis un petit antre
D'excellente beauté,
Qui me ravit, et de chaleur extrême
Je me brûle moi-même
Et demeure enchanté [...]

Jean Planson, Airs mis en musique à quatre partie, Paris, 1593

 


Gilles Grimaldi, ténor - Vincent Maurice, luth



Ma belle, si ton âme
Se sent or allumée
De cette douce flamme
Qui nous force d'aimer,
Allons contents,
Allons sur la verdure
Allons tandis que dure
Notre jeune printemps.

Avant que la journée
De notre âge qui fuit
Se sente environnée
Des ombres de la nuit,
Prenons loisir.
De vivre notre vie,
Et sans craindre l'envie
Aimons-nous à plaisir [...].

Aimons donc à notre aise,
Aimons aimons-nous fort.
Puisque plus l'on ne s'aime
Depuis que l'on est mort.
Voyons-nous pas
Comme ja la jeunesse
Des plaisirs larronnesse
Fuit de nous à grand pas.

Çà finette affinée,
Çà rompons le destin,
Qui clôt notre journée
Souvent dès le matin.
Allons contents,
Allons sur la verdure,
Allons tandis que dure
Notre jeune printemps.

Jean-Baptiste Besard
Thesaurus harmonicus, liber quartus
Cologne, Gerhardt Greunbruch, 1603
Sur un poème de Gilles Durant de la Bergerie, 1594

 

2. Une abondante série chorale luthérienne

En Allemagne, c'est le choral religieux « Von Gott will ich nicht lassen » (EG 365), composé en 1563 par Ludwig Helmbold, qui connaît une fortune considérable, adapté pendant des siècles pour six voix (Roland de Lassus), des formations orchestrales diverses (Heinrich Schütz), et même à l'orgue (Buxtehude, Erich, et bien d'autres, à commencer par Jean-Sébastien Bach). L'exemple suivant montre de manière impressionnante la pérennité de ce choral dans les offices religieux protestants, ici à Hambourg. La traduction française que nous donnons en vis-à-vis est celle que l'on utilise habituellement en France, même si elle ne traduit pas mot à mot le texte allemand.




Von Gott will ich nicht lassen,
denn er lässt nicht von mir,
führt mich durch alle Straßen,
da ich sonst irrte sehr.
Er reicht mir seine Hand ;
den Abend und den Morgen
tut er mich wohl versorgen,
wo ich auch sei im Land.

Que rien ne me sépare
de Dieu, mon créateur.
car sans lui je m’égare
et je vis dans l’erreur.
Mon Dieu me tend la main
et, où que je me trouve,
il me nourrit et prouve
que nul ne l’aime en vain.

Wenn sich der Menschen Hulde
und Wohltat all verkehrt,
so find't sich Gott gar balde,
sein Macht und Gnad bewährt.
Er hilft aus aller Not,
errett' von Sünd und Schanden,
von Ketten und von Banden,
und wenn's auch wär der Tod.

Si la faveur des hommes
vient très vite à changer,
de Dieu nous environne
une infinie bonté :
Il veut changer mon sort,
sauver, dans la détresse,
de tout ce qui m'oppresse
et même de la mort.

Auf ihn will ich vertrauen
in meiner schweren Zeit ;
es kann mich nicht gereuen,
er wendet alles Leid.
Ihm sei es heimgestellt ;
mein Leib, mein Seel, mein Leben
sei Gott dem Herrn ergeben;
er schaff's, wie's ihm gefällt !

Dans le Seigneur j’espère
quand il me faut souffrir.
Il est pour moi un père
qui sait me secourir.
À lui je m’en remets,
de lui je me réclame,
qu’on me loue ou me blâme,
je le fais sans regret.


3. La réponse de la Contre-Réforme

Les diverses réponses du concile de Trente (1545-1563) à la Réforme constituent un aspect de l'histoire religieuse bien trop important pour le développer ici. Mais il faut signaler la part qu'y prend notre Jeune fillette, décidément sur tous les fronts. On retrouve en effet son air, qualifié de « mondain », dans un recueil de chants publié pour la première fois en 1619 à Valenciennes, et dont voici les titres et sous-titres complets : La pieuse alouette avec son tirelire. Le petit corps et plumes de notre alouette sont chansons spirituelles, qui toutes lui font prendre le vol et aspirer aux choses célestes et éternelles. Elles sont partie recueillies de divers auteurs, partie aussi composées de nouveau ; la plupart sur les airs mondains et plus communs, qui servent aussi de voix à notre alouette, pour chanter les louanges du commun créateur.

Il s'agit donc de chansons souvent profanes, airs de cour et de ballet, ciblés par les Jésuites comme participant à la perversion des âmes qu'il s'agit de ramener dans le droit chemin de l'Église, en jouant de leur goût pour la musique chantée, et sans attendre que ces messieurs de la Réforme ne les entreprennent de leur côté. Dans le cas qui nous occupe, deux airs mondains sont possibles : Une jeune fillette, dont nous connaissons le texte, ou sa variante épicurienne (cf. supra), Ma belle si ton âme. On peut aussi choisir la mélodie d'une autre chanson profane, Dedans quatre chambrettes, dont voici le premier quatrain :

« Dedans quatre chambrettes
Quatre fillettes sont
Qui font jeu d'amourettes
Avec quatre garçons, etc »

Selon que l'on choisit tel ou tel air, on obtient deux versions sacrées pour un seul texte ; à l'échelle de tout un recueil, cela constitue une étonnante machine combinatoire à créer de nouveaux airs spirituels. Une fois passées à la moulinette jésuite, voici ce que sont devenues ces délicieuses chansons légères. On pourra en écouter sur Youtube la version chantée par le contre-ténor Philippe Jaroussky :

 


Document Gallica

Bienheureuse est une âme
Où nul vice n'a lieu,
Qui jamais ne s'enflamme
Que de l'amour de Dieu,
Et d'un dédain rejette l'artifice
De la caute malice
De tout homme mondain.

La pieuse alouette, Valenciennes, 1619

 

Autre manifestation de la spiritualisation des chants profanes, cette « Jeune Pucelle / de noble cœur » est devenue un chant de Noël lui aussi beaucoup arrangé et réutilisé sous de multiples formes, depuis Eustache du Caurroy (1549-1609) jusqu'à Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) et bien d'autres.



Ensemble Clément Janequin


Une jeune Pucelle de noble cœur,
Priant en sa chambrette son Créateur.
L'ange du Ciel descendant sur la terre
Lui conta le mystère
De notre Salvateur.

La Pucelle ébahie de cette voix,
Elle se plaît à dire pour cette fois :
Comment pourra s'accomplir telle affaire ?
Car jamais n'eus affaire
À nul homme qui soit.

Ne te soucie, Marie, aucunement.
Celui qui Seigneurie au firmament,
Son Saint-Esprit te fera apparaître,
Dont tu pourras connaître
Tôt cet enfantement.

Sans douleur et sans peine, et sans tourment,
Neuf mois seras enceinte de cet enfant ;
Quand ce viendra à le poser sur terre,
Jésus faut qu'on l'appelle,
Roi sur tout triomphant.

Lors fut tant consolée de ces beaux dits,
Qu'elle pensait quasi être en Paradis.
Se soumettant du tout à lui complaire,
Disant : Voici l'ancelle
Du Sauveur Jésus-Christ.

Mon âme magnifie, Dieu mon sauveur,
Mon esprit glorifie son Créateur,
Car il a eu égard à son ancelle ;
Que terre universelle
Lui soit gloire et honneur.

Ce chant figure dans la Grande Bible des Noëls, Troyes, 1699, mais est manifestement plus ancien.

 

Il faut enfin signaler une curiosité inattendue : le chant de Noël composé en 1643 par le Jésuite Jean de Brébeuf pour les Hurons du Canada, et dont les paroles ont été écrites directement en huron. On pourrait traduire ainsi la première strophe :

Hommes, prenez courage,
Jésus est né !
Maintenant que le règne
Du diable est détruit,
N'écoutez plus
Ce qu'il dit à vos esprits.
Jésus est né !



Heather Dale

Ehstehn yayau deh tsaun we yisus ahattonnia
O na wateh wado:kwi nonnwa ‘ndasqua entai
ehnau sherskwa trivota nonnwa ‘ndi yaun rashata
Iesus Ahattonnia, Ahattonnia, Iesus Ahattonnia.

Ayoki onki hm-ashe eran yayeh raunnaun
yauntaun kanntatya hm-deh ‘ndyaun sehnsatoa ronnyaun
Waria hnawakweh tond Yosehf sataunn haronnyaun
Iesus Ahattonnia, Ahattonnia, Iesus Ahattonnia.

Asheh kaunnta horraskwa deh ha tirri gwames
Tishyaun ayau ha’ndeh ta aun hwa ashya a ha trreh
aundata:kwa Tishyaun yayaun yaun n-dehta
Iesus Ahattonnia, Ahattonnia, Iesus Ahattonnia.

Dau yishyeh sta atyaun errdautau ‘ndi Yisus
avwa tateh dn-deh Tishyaun stanshi teya wennyau
aha yaunna torrehntehn yataun katsyaun skehnn
Iesus Ahattonnia, Ahattonnia, Iesus Ahattonnia.

Eyeh kwata tehnaunnte aheh kwashyehn ayehn
kiyeh kwanaun aukwayaun dehtsaun we ‘ndeh adeh
tarrya diskwann aunkwe yishyehr eya ke naun sta
Iesus Ahattonnia, Ahattonnia, Iesus Ahattonnia.

 

Tel est l'air particulièrement éclectique par lequel Philippe Sarde caractérise le personnage de Chabannes. Connaissait-il son histoire, et l'a-t-il choisi en connaissance de cause ? Il faut en tout cas reconnaître la troublante qualité d'une mélodie capable de passer d'un contexte intellectuel, religieux et musical à un autre avec un égal succès, exprimant tour à tour désir d'amour, mélancolie tragique, abandon à la volonté de Dieu ou euphorie spirituelle et conquérante. Une mélodie propre à toutes les métamorphoses, donc éminemment baroque.

Au fond, n'est-elle pas à l'image d'un personnage lui aussi complexe, paradoxal et même oxymorique, homme d'épée et de paix, humaniste acteur, opposant et victime d'une barbarie drapée du prétexte religieux pour se donner libre cours, et enfin amoureux déçu mais dévoué jusqu'à l'héroïsme, et complice de son rival jusqu'au sacrifice de soi ?

 


I/ Un air de la Renaissance

II/ Des versions alternatives pour le moins surprenantes

III/ La B.O. : de nouvelles variations dans des contextes différents

IV/ Étude musicologique des thèmes de Chabannes et de Marie


© Agnès Vinas

Les internautes qui souhaiteront utiliser ce travail, à l'écrit comme à l'oral, voudront bien le créditer en mentionnant le site des Lettres volées, et en posant un lien le cas échéant vers cette page depuis leur propre site.


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