De la gare (de l'Est) au café de Turandot


S'il est impossible de déterminer dans le roman de Raymond Queneau le trajet effectué par le tac de Charles de la gare d'Austerlitz (?) au café de Turandot, parce que les lieux ne sont déterminés que par un vague déictique « ça », il n'en va pas de même dans le film de Louis Malle, qui donne à voir des images tournées en décors réels, plus ou moins facilement identifiables par un Parisien et repérables sur une carte. Mais il apparaît, sur celle que nous avons pu tracer, que chez Malle comme chez Queneau la ligne droite n'est pas le plus sûr moyen de joindre un point A et un point B : alors qu'il suffirait, pour aller de la gare de l'Est (1) au café de Turandot, rue Notre-Dame de Bonne Nouvelle (6), de descendre le boulevard de Strasbourg et de tourner à droite boulevard de Bonne Nouvelle, Charles se lance dans une expédition qui n'a même pas pour but de faire découvrir à Zazie les trésors touristiques de la ville, puisque le seul monument de quelque importance est l'église Saint-Vincent-de-Paul (3 et 5), régulièrement confondue avec d'autres sites plus glorieux. Dès les premières minutes du film, et même si le spectateur n'a pas une idée bien précise de la topographie parisienne, le doute s'installe et pour longtemps.

 

Carte réalisée d'après Google maps - © Agnès Vinas

 

Ligne de Montparnasse

Plan 3

© Lionel Labosse

Le générique du film nous situe à l'avant d'une locomotive qui, bien qu'elle ait fait entendre un sifflet de train à vapeur, roule manifestement sur une ligne électrifiée. Lionel Labosse est parvenu, avec son obstination habituelle, à identifier et la ligne et la gare devant laquelle passe le train au plan 3 : nous nous dirigeons vers l'ancienne gare Montparnasse, et la petite station est celle de Ouest-Ceinture, dans le secteur immédiat de l'actuel métro Porte de Vanves. Ses quais ont été démolis en 1986. Nous ne l'avons pas fait figurer sur la carte, pour des raisons d'échelle.

 

Gare de l'Est

Il est donc a priori étonnant que ce soit la gare de l'Est qui ait été choisie comme lieu de tournage par Louis Malle. Le roman évoquait la gare d'Austerlitz et la gare de Lyon, le scénario hésitait entre gare de Lyon et gare du Nord ; or le tournage du générique s'étant effectué sur la ligne de la gare Montparnasse, il eût été plus logique d'y faire arriver Zazie. Mais plusieurs raisons semblent avoir poussé Louis Malle à choisir la gare de l'Est, dans le Xe arrondissement. D'abord (pour les connaisseurs attentifs) l'incongruité de faire arriver une locomotive à vapeur au bout d'une ligne électrifiée : en 1960, deux gares seulement attendaient encore l'électrification, Paris Est et Saint-Lazare. Et aussi la proximité relative de la gare de l'Est avec les monuments du Xe arrondissement que Malle avait choisis pour la suite de la séquence, en particulier l'église Saint-Vincent-de-Paul et la rue de Notre-Dame de Bonne Nouvelle où était localisé le café de Turandot.

 

Plan 6

© Lionel Labosse

Plan 19

© Lionel Labosse

Plan 24

© Lionel Labosse

Plan 28

© Lionel Labosse

La comparaison des photogrammes du film avec les photographies prises en 2013 par Lionel Labosse montre que contrairement à bien d'autres lieux parisiens, la gare de l'Est a gardé un certain nombre de ses caractéristiques de 1960. Le point de départ des aventures de Zazie dans la capitale s'inscrit donc dans un contexte parfaitement réaliste.

 

Place du 11 novembre 1918 et bouche du métro

Plan 35

© Lionel Labosse

Plan 37

© Lionel Labosse

Si la place devant la gare n'a pas elle non plus tellement changé, certaines des bouches de métro ont été déplacées, mais il semble que celle qu'a photographiée Lionel Labosse corresponde bien à celle dans laquelle Zazie se précipite, pour constater avec dépit que l'objet de tous ses désirs va lui rester inaccessible. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas en lisant les inscriptions que Zazie va améliorer son ortograf : à quelques différences de graphisme près, les graffitti et tags semblent être une constante dans le métro parisien.

 

Rue Saint-Lazare

Plan 39

© Lionel Labosse

Parti devant le café de l'Écu de France, facilement repérable à droite de la grande place lorsqu'on se trouve sur le perron de la gare de l'Est, le tac de Charles s'engage dans une rue qui a posé de gros problèmes d'identification à Lionel Labosse, et pour cause : nous quittons en fait la gare Saint-Lazare et descendons la rue du même nom !!

 

Église Saint-Vincent-de-Paul

Plan 46

© Lionel Labosse

Le taxi arrive alors à la hauteur d'un monument que décidément Gabriel et Charles sont bien incapables d'identifier : Invalides, Panthéon, Madeleine, tout y passe ! Or nous nous trouvons toujours dans le Xe arrondissement, et l'église au fronton néo-classique devant laquelle va passer et repasser le tac de Charles est l'église Saint-Vincent-de-Paul, place Franz Liszt.

 

Stalingrad - Métro aérien

Plan 58a

© Lionel Labosse

Plan 58b

© Lionel Labosse

Le tac de Charles continue inexplicablement son chemin des écoliers par une station de métro aérien, Stalingrad, à la limite des Xe et XIXe arrondissements, c'est-à-dire pas particulièrement sur le trajet que l'on doit suivre pour se rendre boulevard de Bonne Nouvelle, dans le IIe arrondissement, bien plus au sud.

 

À nouveau l'église Saint-Vincent-de-Paul, vue depuis la rue d'Hauteville

Plan 60

© Lionel Labosse

 

Rue Notre-Dame de Bonne Nouvelle : le café de Turandot

Plan 149

© Lionel Labosse

Et enfin arrivée à destination, 9 rue Notre-Dame de Bonne Nouvelle. La Cave de Turandot présente dans le roman de Queneau la particularité de se trouver cinq marches en dessous du niveau du trottoir, et de constituer un lieu semi-souterrain. C'est plus ou moins l'effet produit par le lieu choisi pour le film, entouré par deux escaliers. Mais alors que les plans de Louis Malle donnent le plus souvent l'impression d'une impasse encaissée, on constatera en se rendant sur place, comme Lionel Labosse, qu'en fait le trottoir de Turandot ouvre sur le boulevard Bonne Nouvelle, dont il constitue un large recoin.

 


© Marie-Françoise Leudet, Lionel Labosse et Agnès Vinas