Le rapports d'André Breton avec le marquis de Sade, s'ils semblent moins enthousiastes, à la grande époque surréaliste, que ceux d'Eluard ou de Desnos, sont en tout cas plus marqués dans la durée, probablement parce que, d'exclusion en exclusion, Breton a maintenu le flambeau envers et contre tout, au-delà de la Seconde Guerre mondiale. Nous allons donc passer en revue quelques-unes de ses positions, de 1924 à 1959.
Une première définition, parmi d'autres, dans le Premier manifeste du Surréalisme (1924)
«SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur, par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
Encycl. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. »
Nouvelle formule : Sade ou la liberté des mœurs absolue
Breton a l'occasion de préciser un peu son point de vue sur Sade au cours d'un accrochage avec Raymond Queneau lors de la première soirée des Recherches sur la sexualité, le 27 janvier 1928. On en trouvera le compte rendu in extenso publié dans La Révolution surréaliste, n° 11, 15 mars 1928, pp.32-40. La mention de Sade est à la page 33.
La controverse avec Georges Bataille (1929-1930)
La question de Sade n'est pas, loin s'en faut, la plus importante de celles qui sont agitées au cours de la violente polémique qui oppose Georges Bataille et André Breton à la fin des années vingt, et qui culminera avec le Second manifeste du surréalisme en décembre 1929 et le pamphlet « Un cadavre » publié le 15 janvier 1930. Comme cette controverse a été brillamment analysée par Frédéric Aribit dans Le vif du sujet (2012), nous lui emprunterons cet extrait.
« Une apparente contradiction entre [la] conception de l'amour électif et l'admiration [...] pour un Sade »
Il est certain que si Breton aseptise Sade et au fond n'en parle guère, c'est que, selon les termes de Frédéric Aribit, « Sade incarne pour Breton le signifiant ostensible, scandaleux, de la subversion radicale, dont le signifié est le désir ». Mais dans son fameux entretien radiophonique de 1952, André Parinaud aura beau jeu de faire remarquer à Breton une certaine contradiction dans son système. Nous prenons l'extrait audio en amont de la citation essentielle, pour faire le point sur ce que Breton appelle l'amour électif.
BRETON — Ce qu'on n'a pas dit — et ce qui,
à mes yeux, ne laisse pas de présenter un
grand intérêt, c'est que si, alors, les
surréalistes, pris dans leur ensemble,
s'accordent théoriquement — et lyriquement
— à reconnaître qu'en l'amour
électif réside la plus haute visée
humaine et même celle qui transcende toutes les
autres, il s'en faut de beaucoup que certains d'entre
eux ne déméritent pas journellement de
cette idée...
PARINAUD — Pourquoi employez-vous le mot
« démériter » ? Y
attachez-vous un sens moral et lequel ?
J'emploie le mot « démériter
» aujourd'hui, c'est-à-dire à mon
âge, en raison de certaines confidences
ultérieures qui m'ont été faites,
et sans y attacher le sens moral conventionnel. Il
n'empêche que le libertinage est le pire ennemi
d'un tel amour électif, qu'il rend impossible la
sublimation qui est appelée à en faire
les frais. Qui, penché sur ce côté
de ses souvenirs voit se presser en cohue anonyme les
centaines, voire les milliers de femmes avec qui il
« a fait l'amour » ne peut, de l'amour
électif — et ici je m'en rapporte au
témoignage des intéressés —
avoir qu'une très vague et très courte
nostalgie. Cet amour — il le sait — s'est
détourné irrémédiablement.
Je suis revenu sur ce problème en 1947, dans les
« Ajours » de la seconde édition de
mon ouvrage Arcane 17, en disant : «
J'ai opté, en amour, pour la forme passionnelle
et exclusive, tendant à prohiber à
côté d'elle tout ce qui peut être
mis au compte de l'accommodement, du caprice et de
l'égarement à côté. Je sais
que d'aventure cette vue a pu paraître
étroite et arbitrairement limitative et j'ai
longtemps été en peine d'argumenter
valablement pour la défendre quand il advenait
qu'elle se heurtât à celle des sceptiques
ou encore des libertins plus ou moins
déclarés. Chose frappante, j'ai pu
vérifier a posteriori que la plupart
des querelles survenues dans le surréalisme et
qui ont pris prétexte de divergences politiques
ont été surdéterminées,
non, comme on l'a insinué, par des questions de
personnes, mais par un désaccord
irréductible sur ce point. »
Que je vive encore longtemps ou non, je suis sûr
que je ne m'en dédirai pas.
Pour ceux qui vous connaissent, il n'y a
guère de doute ! Pourtant il existe une
apparente contradiction entre votre conception de
l'amour électif et l'admiration des
surréalistes pour un Sade, par exemple ; je
crois que vous pourriez aisément dissiper
l'équivoque ?...
Si le surréalisme a porté au
zénith le sens de cet amour « courtois
» dont on fait généralement partir
la tradition des Cathares, souvent aussi il s'est
penché avec angoisse sur son nadir et c'est
cette démarche dialectique qui lui a fait
resplendir le génie de Sade, à la
façon d'un soleil noir. N'est-ce pas
Valéry qui disait que « l'érotisme
n'est jamais loin des véridiques » ? A se
maintenir dans les très hautes sphères
où le situent des poèmes tels qu' «
Hymne » de Baudelaire, « Aimez » de
Germain Nouveau, « Amoureuses »
d'Éluard ou presque tout le recueil Je
sublîme de Péret, cet amour
porté à l'incandescence tendrait vite
à se désincarner. L'admirable,
l'éblouissante lumière de la flamme ne
doit pas nous cacher de quoi elle est faite, nous
dérober les profondes galeries de mines, souvent
parcourues de souffles méphitiques, qui n'en ont
pas moins permis l'extraction de sa substance, une
substance qui doit continuer à l'entretenir si
l'on ne veut pas qu'elle s'éteigne. C'est en
partant de ce point de vue que le surréalisme a
tout fait pour lever les tabous qui empêchent
qu'on traite librement du monde sexuel et de tout le
monde sexuel, perversions comprises — monde dont
j'ai été amené à dire plus
tard qu' « en dépit des sondages entre
tous mémorables qu'y auront opérés
Sade et Freud », il n'a pas, que je sache,
cessé d'opposer à notre volonté de
pénétration de l'univers son
infracassable noyau de nuit. |
On ne peut ici que de donner raison à Bataille, accusant Breton de poétiser Sade... Les images superbes ne font pas une argumentation.
Les fantasmagories et les terreurs de l'enfance
C'est encore sur le plan poétique que se situe Breton lorsqu'il inclut D.A.F. de Sade dans son Anthologie de l'humour noir, immédiatement censurée en 1940, et publiée à deux reprises en 1945 et 1950 avant de connaître sa version définitive en 1966 chez Jean-Jacques Pauvert. Une introduction, dont nous ne citerons qu'un passage, précède un extrait de Juliette et une lettre de Sade à son épouse.
Il ne saurait être question de soumettre
à l'optique particulière qui commande ce
recueil une œuvre dont les horizons multiples
commencent seulement à notre époque
à se découvrir. Sans doute n'est-il au
demeurant rien de plus grave qu'elle et cela dans la
mesure même où en pleine
société « civilisée »
continue à peser sur elle le tabou d'une
interdiction presque totale. Il a fallu toute
l'intuition des poètes pour sauver de la nuit
définitive à laquelle l'hypocrisie la
vouait l'expression d'une pensée tenue entre
toutes pour subversive, la pensée du marquis de
Sade « cet esprit le plus libre qui ait encore
existé » au témoignage de Guillaume
Apollinaire. Il n'a fallu rien moins que
la volonté que montrent les vrais analystes
d'étendre, en surmontant tous les
préjugés, le champ de la connaissance
humaine pour dégager les aspirations
fondamentales de cette pensée. C'est à
quoi s'employèrent successivement en 1887, dans
une brochure anonyme intitulée La
vérité sur le Marquis de Sade,
Charles Henry, futur directeur du Laboratoire de
physiologie des sensations à la Sorbonne, au
début de ce siècle le Docteur
Eugène Duehrer (Le Marquis de Sade et son
temps) et, de 1912 à ce jour, M. Maurice
Heine, dont les recherches systématiques
évoquent une suite ininterrompue de
conquêtes. Grâce à M. Maurice Heine
l'immense portée de l'oeuvre sadiste est
aujourd'hui hors de cause : psychologiquement elle peut
passer pour la plus authentique devancière de
celle de Freud et de toute la psycho-pathologie moderne
; socialement elle ne tend à rien moins
qu'à l'établissement,
différé de révolution en
révolution, d'une véritable science des
mœurs.
Si l'on songe que, sur le feuillet du manuscrit de ses
Contes, Sade se plut à écrire :
« Il n'ya ni conte ni roman dans toutes les
littératures de l'Europe où le genre
sombre soit porté à un degré plus
effrayant et plus pathétique », on
éprouve toutefois moins de surprise à
l'idée qu'il a pu sacrifier
épisodiquement à l'humour noir. Les
excès même de l'imagination à quoi
l'entraîne son génie naturel et le
disposent ses longues années de
captivité, le parti pris follement orgueilleux
qui le fait, dans le plaisir comme dans le crime,
mettre à l'abri de la satiété ses
héros, le souci qu'il tre de varier à
l'infini, ne serait-ce qu'en les pliquant toujours
davantage, les circonstances propices au maintien de
leur égarement ont toute chance de faire surgir
de son récit quelque passage d'une outrance
manifeste, qui détend le lecteur en lui donnant
à penser que l'auteur n'est pas dupe. Pour un
temps très bref, le fantastique reprend
possession de l'oeuvre de Sade : le réel, le
plausible sont délibérément
transgressés. C'est une des plus grandes vertus
poétiques de cette œuvre que de situer la
peinture des iniquités sociales et des
perversions humaines dans la lumière des
fantasmagories et des terreurs de l'enfance, et cela au
risque d'amener parfois celles-ci et celles-là
à se confondre, comme dans l'épisode de
l'Ogre des Apennins que nous avons choisi de
reproduire. |
Breton contre la censure
Si c'est chez Jean-Jacques Pauvert que Breton finit par publier cette anthologie, c'est évidemment en raison des prises de position courageuses de l'éditeur des Œuvres complètes de Sade, qui dut affronter un procès en 1956-58, procès au cours duquel André Breton prit sa défense.
«Le marquis de Sade a pris soin de dire (et c’est une phrase bien souvent citée) : « Je ne parle qu’à des gens capables de m’entendre ; ceux-là seuls me liront sans danger. » Cette phrase, j’estime qu’on peut la prendre au pied de la lettre. Il ne parle, cela veut dire non seulement qu’il ne s’adresse qu’à — mais encore qu’il n’a chance d’émouvoir au point d’influencer leur façon de penser et d’agir, que des êtres qualifiés à quelque titre pour atteindre d’emblée le contenu latent de ce qu’il dit. [...] Je sais — pour le connaître personnellement — que Jean-Jacques Pauvert, en éditant les ouvrages pour lesquels il est incriminé, n’a obéi à d’autre mobile que de vouloir se faire l’exécuteur de ce jugement porté, tant au dix-neuvième qu’au vingtième siècle, par des esprits très différemment orientés mais qui présentent en commun cette caractéristique d’être aussi éclairés qu’éclairants. Pour le centenaire de Madame Bovary et des Fleurs du Mal, je ne doute pas que le Tribunal voudra bien lui en tenir compte. La culture, comme la liberté, étant à mes yeux une et indivisible, je témoigne, en mon âme et conscience, que, comme aucun autre, Jean-Jacques Pauvert remplit aujourd’hui son rôle et contribue grandement au rayonnement intellectuel de ce pays, quand il réédite Sade comme quand il réédite Littré.»
On trouvera le texte complet de cette lettre sur le blog de Philippe Sollers. Dans ce premier procès, Jean-Jacques Pauvert fut condamné à payer une amende exorbitante (les livres incriminés étant évidemment détruits), mais il gagna en appel un an plus tard, en mars 1958 : on ne parlait plus ni d'amende ni de destruction. On trouvera aussi sur le blog de Philippe Sollers la vidéo de l'émission d'Arte du 5 octobre 1999, consacrée au téléfilm de Pierre Beuchot et Jean-Jacques Pauvert, Sade en procès.
Le testament de Sade lu par André Breton
Photographie de l'exposition Sade
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Nous avons gardé pour la fin un événement postérieur de quelques mois au procès Pauvert, et qui, parce qu'il concerne le testament de Sade, mérite l'honneur d'une conclusion. Dans les diverses éditions de son Anthologie de l'humour noir, Breton citait ce testament avec ce commentaire préliminaire : « Il est permis de voir la manifestation d'un humour suprême dans ce dernier paragraphe de son testament, en contradiction poignante avec le fait que Sade a passé, pour ses idées, vingt-sept années, sous trois régimes, dans onze prisons et en a appelé, avec une plus dramatique espérance que quiconque, au jugement de la postérité.» Le 2 décembre 1959, à l'occasion du 145e anniversaire de la mort de Sade et dans le cadre de la huitième exposition internationale du surréalisme (E.R.O.S.) organisée par la galerie Daniel-Cordier, l'artiste Jean Benoît organisa un happening destiné à exécuter symboliquement les prescriptions que n'avaient pas observées la famille du défunt en 1814. Breton, pour sa part, fut le régisseur de la cérémonie, et enregistra le texte de ce testament, qu'on lut dans un silence mystique qui fit sur les assistants une très vive impression. A la fin de la cérémonie, très inspirée par les rituels primitifs, africains ou océaniens, le principal officiant, Jean Benoit, utilisa un fer rouge pour se marquer à la poitrine des lettres SADE. Pris par l'ambiance, le peintre Roberto Matta s'empara alors du fer et s'en marqua lui aussi à deux reprises. Ce qui était au départ un happening artistique totalement décalé était devenu un acte cérémoniel mystique qui retrouvait, mais par le haut, l'inspiration surréaliste dans ce qu'elle avait de plus exalté, et exaltant. |
Pour prolonger, on trouvera un long compte rendu d'Alain Jouffroy dans Une révolution du regard (1964), un article de Breton dans Le surréalisme et la peinture, 1965 (éd. Folio Essais p.494), et une présentation complète de cet événement singulier dans l'article de Jean-Marie Apostolidès.
© Agnès Vinas