5. Les structures de l'imaginaire

 

Cette étude interminable des lieux dans Zazie va bientôt se terminer... Il nous reste à chercher s'il existe une clef permettant de s'approcher du sens que peuvent bien avoir un roman et un film aussi riches mais souvent déroutants, provocateurs, glissants comme des anguilles... Mais y a-t-il UN sens ? ou plusieurs possibles ?

Lorsque deux créateurs aussi cultivés et imaginatifs que Queneau et Malle unissent leurs efforts, il faut s'attendre à un feu d'artifice de références, en particulier mythologiques, faisant appel aux structures de l'imaginaire les plus archaïques, mais aussi, et c'est peut-être plus important, à une réflection / réflexion sur leur propre création : ces structures de l'imaginaire s'organisent alors dans un ensemble qui pourra finalement apparaître comme profondément cohérent.

 

  1. L'appartement de Gabriel : du réel au mythe

    1. Une caractérisation plus ou moins réaliste

      Comme nous l’avons vu dans la première partie, le texte de Queneau ne permet pas de situer l’appartement de Gabriel et Marceline dans Paris : la proximité des Puces ou la station de métro ne sont pas suffisants pour tenter de le localiser, et vouloir les exploiter comme indices serait aller à l’encontre du flou voulu par le romancier. De même, dans les six chapitres qui ont l’appartement pour cadre, nous ne trouvons que très peu d’éléments un tant soit peu descriptifs. Rien d'autre que de vagues indications permettant d'imaginer un appartement composé d'un très conformiste salonsalamanger, d'une cuisine et de deux chambres, puisque Zazie en a une pour elle.

      Louis Malle en revanche est tenu par la nature même du cinéma de donner à voir ce qu'élude Queneau. Et à l’opposé de la sobriété du romancier, le film offre un luxe de détails, un décor surchargé de meubles disparates et d’une multitude d’objets, préfigurant ceux que Zazie pourra voir aux Puces le lendemain.


      1. Le triomphe du kitsch


        Des lignes courbes avec le dossier des fauteuils et du rocking-chair, la table ronde, les miroirs aux cadres travaillés en arabesque, un porte-parapluie aux motifs en torsades, l’éventail, les appliques lumineuses, le cor de chasse… et ce drôle de dossier en bois de cerf sur lequel Turandot en colère frappera à son grand dam. Tous ces objets hétéroclites donnent une impression de bric-à-brac, de capharnaüm ou de royaume du chineur.


      2. Une modernité sanitaire inégale

        Curieusement, c'est sur des détails considérés comme triviaux par d'autres romanciers que s'étend davantage Raymond Queneau : l'incipit du roman avait d'ailleurs annoncé la couleur avec son célèbre doukipudonktan ? C'est donc le moment d'examiner l'état des installations sanitaires dans un appartement parisien ; et là, surprise ! l'avancement de la modernité laisse passablement à désirer :

        Dans un coin de la pièce [il s’agit de la chambre de Zazie], Marceline avait installé une sorte de cabinet de toilette, une table, une cuvette, un broc, tout comme si c'avait été une cambrousse reculée. Comme ça Zazie serait pas dépaysée. Mais Zazie était dépaysée. Elle pratiquait le bidet fixe vissé dans le plancher et connaissait, pour en avoir usé, mainte autre merveille de l'art sanitaire. Écœurée par ce primitivisme, elle s'humecta, se tamponna un peu d'eau ici et là plus un coup de peigne un seul dans les cheveux.


        Il apparaît donc que la maîtresse des lieux se fait une idée de parisienne du niveau de civilisation atteint dans les provinces reculées... Heureusement que l'équipement des vécés relève le niveau :

        Encore une porte à ouvrir et Zazie découvre le but de son escursion : les vécés. Comme ils étaient à l'anglaise, Zazie reprend pied dans la civilisation pour y passer un bon quart d'heure. Elle trouve l'endroit non seulement utile mais gai. Il est tout propre, ripoliné. Le papier de soie se froisse joyeusement entre les doigts. À ce moment de la journée, il y a même un rayon de soleil : une buée lumineuse descend du vasistas.



        Et c'est dans ce petit coin de paradis que s'effectue, dans le roman comme dans le film, un premier glissement dans le monde de l'imaginaire zazique.


    2. Le lieu où se déploie l'imagination de Zazie : l'univers des contes de fées

      1. La maison de la Belle au Bois dormant

        Chez Queneau, les vécés sont un lieu de rêverie qui laisse l'imagination de la mouflette vagabonder en liberté :

        Zazie réfléchit longuement, elle se demande si elle va tirer la chasse d'eau ou non. Ça va sûrement jeter le désarroi. Elle hésite, se décide, tire, la cataracte coule, Zazie attend mais rien ne semble avoir bougé c'est la maison de la belle au bois dormant. Zazie se rassoit pour se raconter le conte en question en y intercalant des gros plans d'acteurs célèbres. Elle s'égare un peu dans la légende, mais, finalement, récupérant son esprit critique, elle finit par se déclarer que c'est drôlement con les contes de fées et décide de sortir.




      2. Un métro fantasmé

        En accord avec l'esprit iconoclaste de Queneau, Louis Malle saisit la balle au bond et développe à son tour une version peu conformiste des contes de fées. Prenant ses désirs pour une réalité, Zazie entend dans les vécés, qui sont du même carrelage blanc que l’escalier du métro, ... le bruit d’une rame de métro… Ce sera sa seule incursion consciente (mais fantasmée) dans l'espace interdit qui la fascine tant.




      3. Un salon magique

        Le salonsalamanger lui aussi devient un espace merveilleux où les souliers de Zazie volent avant de la chausser ; quant à la table de marbre brisée la veille par Turandot, elle est à nouveau entière le lendemain matin, avec sa bouteille de grenadine en évidence : imagination de Zazie ? ou espace plus surnaturel qu'il n'y paraît ?






    3. Des lumières qui produisent des effets symboliques

      1. Des néons non réalistes

        Où se situe donc cet appartement dans le film ? Les enseignes lumineuses qui clignotent au début du dîner de Gabriel incitent à penser qu'il se trouve du côté de Pigalle ou d’un quartier de plaisirs bâille-naïte :




        Pourtant nous avons montré dans une partie précédente que cette localisation ne convient pas, puisque la rue dans laquelle se trouve le café de Turandot est celle de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle dans le Xe arrondissement. En outre, ce ne sont pas ces néons que l'on verra plusieurs fois par la suite à l'arrière-plan de la verrière, mais d'autres, vantant une célèbre bière... Néons que l'on continue d'apercevoir sur la façade de l'immeuble d'en face lorsqu'on sort de nuit dans la rue - mais dont on ne trouve aucune trace sur la même façade dans la journée...




      2. Couleurs et psychologie

        Ces néons évanescents ont de toute façon à l'évidence une fonction qui nous éloigne encore davantage du réalisme. A plusieurs reprises en effet, leurs lumières colorées se projettent sur les visages des protagonistes, en dépit de toute vraisemblance puisque la plupart du temps les personnages leur tournent le dos et que le faisceau lumineux épargne le décor alentour. La première fois que se produit le phénomène, on peut l'attribuer à la stupéfaction de Gabriel, découvrant que sa nièce a pour vocation de devenir institutrice pour «faire chier les mômes» et «leur larder la peau du derche»... L'oncle en passe alors littéralement par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel...




        Quant à la rougeur de Gabriel à la fin de la soirée, elle peut être justifiée par le fait qu'il est pris en flagrant délit de cachotterie : alors qu'il est censé partir pour son travail de veilleur de nuit, Albertine le rappelle parce qu'il a oublié son rouge à lèvres. Pus tard, c'est Mado qui rougit à son tour, de confusion et/ou de plaisir, lorsque la même Albertine lui dit dans un tête-à-tête très suggestif : «Je ne vous vois point nue»...

      3. Couleurs et mythe

        Mais comment justifier la teinte bleue qui dans cette scène saphique baigne le visage d'une Albertine impavide et majestueuse comme une déesse des Enfers ?



        Une telle lecture symbolique a le mérite de donner un sens au motif de la grenadine que boit Gabriel à longueur de temps dans le roman de Queneau, mais aussi Albertine dans le film. La grenadine est en effet du sirop de grenade. Et l'hymne homérique à Déméter raconte que dans la mythologie gréco-romaine, Hadès, le dieu des morts, après avoir enlevé Perséphone aux Enfers, lui fait manger un pépin de grenade pour l’empêcher de retourner vers sa mère : goûtant à ce pépin de grenade, elle rompt le jeûne qui est la loi des Enfers ; quiconque y prend une nourriture quelconque ne peut plus ensuite rejoindre le séjour des vivants. Dès lors, Perséphone appartient au monde des morts et ne peut plus rejoindre définitivement sa mère Déméter à la surface de la terre. Elle devra donc séjourner six mois dans le royaume des morts.

        Les deux occupants de cet appartement étrange auraient-ils donc une nature qui les apparente à des créatures surnaturelles, mythiques ?


    4. Un lieu mythique, point de départ d'une initiation

      1. Miroirs

        Un motif important dans ces séquences de l'appartement dans le film de Louis Malle nous invite à poursuivre l'analyse dans cette direction. Les miroirs qui se trouvent à l'entrée de l'appartement, s'ils évoquent immédiatement ceux de la Dame de Shanghaï d'Orson Welles (1947), sont aussi (et peut-être surtout) ceux de l'Orphée de Cocteau, sorti sur les écrans en 1950. Le plan d'Albertine en haut des marches constitue à l'évidence une citation de celui de Cocteau, dans lequel la Mort s'apprête à passer le miroir pour se rendre dans l'au-delà :



        Ce rapprochement une fois effectué, les autres deviennent évidents :



        Mais si Albertine est implicitement présentée comme une créature quelque peu surnaturelle, peut-être une déesse des Enfers, cette hypothèse nous conduit à reconsidérer la topographie des lieux, et à nous demander s'il s'agit d'une interprétation propre à Louis Malle, ou s'il a pu la trouver dans une lecture très attentive du roman de Raymond Queneau.


      2. Portes et labyrinthe, ombre et lumière

        Relisons la première excursion de Zazie hors de sa chambre :

        Dans l'appartement de même, il y avait l'air de ne rien se passer. L'oreille plantée dans la porte, Zazie ne distinguait aucun bruit. Elle sortit silencieusement de sa chambre. Le salonsalamanger était oscur et muet. En marchant un pied juste devant l'autre comme quand on tire à celui qui commencera, en palpant le mur et les objets, c'est encore plus amusant en fermant les yeux, elle parvint à l'autre porte qu'elle ouvrit avec des précautions considérables. Cette autre pièce était également oscure et muette, quelqu'un y dormait paisiblement. Zazie referma, se mit en marche arrière, ce qui est toujours amusant, et au bout d'un temps extrêmement long, elle atteignit une troisième et autre porte qu'elle ouvrit avec de non moins grandes précautions que précédemment. Elle se trouva dans l'entrée qu'éclairait péniblement une fenêtre ornée de vitraux rouges et bleus. Encore une porte à ouvrir et Zazie découvre le but de son escursion : les vécés.

        Comme ils étaient à l'anglaise, Zazie reprend pied dans la civilisation pour y passer un bon quart d'heure. Elle trouve l'endroit non seulement utile mais gai. Il est tout propre, ripoliné. Le papier de soie se froisse joyeusement entre les doigts. À ce moment de la journée, il y a même un rayon de soleil  : une buée lumineuse descend du vasistas. Zazie réfléchit longuement, elle se demande si elle va tirer la chasse d'eau ou non. Ça va sûrement jeter le désarroi. Elle hésite, se décide, tire, la cataracte coule, Zazie attend mais rien ne semble avoir bougé c'est la maison de la belle au bois dormant. Zazie se rassoit pour se raconter le conte en question en y intercalant des gros plans d'acteurs célèbres. Elle s'égare un peu dans la légende, mais, finalement, récupérant son esprit critique, elle finit par se déclarer que c'est drôlement con les contes de fées et décide de sortir.

        De nouveau dans l'entrée, elle repère une autre porte qui vraisemblablement doit donner sur le palier, Zazie tourne la clé laissée par illusoire précaution dans l'entrée de la serrure, c'est bien ça, voilà Zazie sur le palier. Elle referme la porte derrière elle tout doucement, puis tout doucement elle descend. Au premier, elle fait une pause : rien ne bouge. La voilà au rez-de-chaussée ; et voici le couloir, la porte de la rue est ouverte, un rectangle de lumière, voilà, Zazie y est, elle est dehors.



        Le lecteur découvre donc l’appartement en même temps que Zazie qui avance les yeux fermés dans l’obscurité, donnant ainsi l’impression d’un labyrinthe dont elle cherche la sortie. Ce qui ressort de ces quelques lignes est le vide et l’obscurité : Zazie en est à la première étape de son parcours initiatique, elle veille constamment à ne pas faire de bruit, montrant par là qu’elle a conscience d’un interdit, elle cherche à aller vers la lumière, celle du vestibule d’abord, celle des vécés ensuite où « une buée lumineuse descend du vasistas ». Cette insistance sur le vestibule avec ses vitraux rouges et bleus et les jeux de lumière signale que le vestibule est un lieu de transition, il évoque un de ces multiples lieux d’entrées et de sorties qu’on trouve dans le roman.


      3. Comment entrer ou sortir de cet appartement ?

        Pour Zazie, la réponse est extrêmement simple : elle descend l'escalier du deuxième étage à la rue.

        Pourtant, au chapitre 15, Marceline passe par un chemin plus inattendu : « S'aidant des harpes le long de la descente, une valoche à la main, elle se déplaçait le long du mur avec la plus grande aisance et n'avait plus qu'un petit saut de trois mètres et quelque pour terminer son itinéraire. » Certes, elle est importunée par les avances pressantes de celui qui s'appelle à présent Bertin-Poirée, mais est-ce la meilleure manière de lui fausser compagnie ?

        Enfin le chapitre 13 nous donne une dernière information moins anodine qu'il n'y paraît : « Eh bin voilà, dit Madeleine en reprenant sa respiration laissée un peu à l'abandon dans les spires de l'escalier. » L'escalier qui mène à l'appartement de Gabriel et Marceline dans le roman de Queneau est donc, à la différence de celui de Louis Malle dans le film, un escalier à spirale. Il est temps de faire un peu d'ésotérisme pour expliciter la signification d'un pareil détail.


    5. Un peu d'ésotérisme à ce stade de l'étude

      Dans toutes les cultures, la spirale évoque la création et l’évolution des forces cosmiques, du cycle de la vie et de la mort. Elle est aussi le tracé de la ligne médiane du yin et du yang, dont on sait qu’il est le signe de la complémentarité entre ciel et terre, lumière et obscurité, et par là le signe par excellence de l’androgynie. Mais surtout la spirale symbolise aussi le développement et la continuité des degrés d’initiation, le voyage de l’âme après la mort par détours ordonnés jusqu’à sa destination finale.

      Si l’escalier spiraloïde désigne la montée vers la connaissance s’appuyant sur l’axe central « qui peut être Dieu, un principe, un amour, un art, la conscience ou le moi propre de l’être » (1), faut-il voir dans ces deux caractéristiques, l’escalier en spirale et le deuxième étage, des indices appartenant à la mythologie gnostique ?

      On sait que Raymond Queneau fut un lecteur assidu de l'ésotériste René Guénon, dont il reconnaît lui-même l'influence : « Je suis parti avec de bons principes, je crois – grâce à Guénon » mais aussi : « Quand je dis « j’ai compris », je veux dire j’ai entrevu » (2). Il est difficile de faire la part de ce que l’écrivain insère réellement dans ses œuvres, mais nous pouvons malgré tout retrouver quelque influence dans les structures mythiques de son œuvre. Ainsi l'on peut lire chez René Guénon : « Un escalier en spirale, il s’agit d’une ascension moins directe. Elle s’accomplit suivant les détours de l’hélice qui s’enroule autour de cet axe […], mais, en principe, le résultat final doit pourtant être le même, car il s’agit toujours d’une montée à travers la hiérarchie des états de l’être, les spires successives de l’hélice étant encore une représentation exacte des degrés de l’Existence universelle » (3).

      Le couple Gabriel-Marceline habitant le deuxième étage, c’est-à-dire le troisième degré, appartiendrait au monde des « informels » (4) dont les anges sont les intermédiaires ou les représentants.

      • Or Gabriel est bien « l’archiguide » des touristes. Il porte le nom de l’archange messager de Dieu, celui qui annonce la double bonne nouvelle de la venue de Jean-Baptiste et de celle du Messie. On ne peut alors que trouver particulièrement pertinent le choix par Louis Malle de la situation de son appartement dans la rue Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, plongeant dans le boulevard de Bonne-Nouvelle, celui-là même qu’André Breton privilégie pour ses errances, « un des grands points stratégiques que je cherche en matière de désordre » écrit-il dans Nadja. De la même façon que l’on peut prendre au pied de la lettre le choix d’un tel nom pour situer l’appartement, on peut lire d’autres signes symboliques dans le traitement déréalisant de ce lieu, un lieu abritant un archange et une autre créature elle aussi androgyne, qui assurerait le passage avec le monde des morts.

      • car Marceline est chez Queneau le lampadophore, le « porte-lumière », cette désignation rappelant un Monsieur Phosphore, personnage que Raymond Queneau a créé dans une pièce antérieure (1940) restée inachevée. Monsieur Phosphore, au même nom hellénisant que Lucifer au nom latin, est l’un des « Quatre Anges déchus », créant et organisant l’Enfer, mais dont la personnalité est d’être humble « avec la grande douceur qui lui est essentielle » (Acte I, scène 1), ce qui lui vaudra d’ailleurs d’être sauvé (5). Dans notre roman, c’est précisément ce lampadophore qui va guider Gabriel et la troupe de ses compagnons dans les souterrains de Paris jusque dans l’Enfer du métro.

    L'appartement que nous venons de visiter semble donc bien abriter deux créatures «angéliques», issues de deux mythologies complémentaires, la mythologie judéo-chrétienne et la mythologie gréco-romaine, toutes deux à l'origine de notre civilisation. Leur dualité doublement androgyne est bien représentative de la pensée quenienne.

    Et c'est de l'appartement de ces deux créatures tutélaires, Gabriel, l’archange annonçant la bonne nouvelle et Albertine, déesse des Enfers ou passeur psychopompe, que Zazie va devoir sortir pour commencer son initiation et, après un certain nombre d'épreuves et une mort symbolique, renaître et atteindre à un nouvel état.


  2. L'odyssée de Zazie dans Paris

    Dans Bâtons, chiffres et lettres (1960), Raymond Queneau écrit : « Toute grande œuvre est soit une Iliade soit une Odyssée, les odyssées étant beaucoup plus nombreuses que les iliades : le Satiricon, La Divine Comédie, Pantagruel, Don Quichotte, et naturellement Ulysse (où l'on reconnaît d'ailleurs l'influence directe de Bouvard et Pécuchet) sont des odyssées, c'est-à-dire des récits de temps pleins. Les iliades sont au contraire des recherches du temps perdu : devant Troie, sur une île déserte ou chez les Guermantes. » Et Francis Vanoye, à partir des définitions de Queneau, dégage « deux schèmes opposés : les odyssées et les iliades, ou histoires « horizontales » et histoires « verticales » (6). Qu’en est-il de Zazie dans le métro  ?

    Si l’influence d’Homère se repère rapidement dans la parodie de quelques expressions explicitement homériques, épithètes ou comparaisons épiques, on peut aussi constater que dans la structure même des itinéraires, on retrouve la trace de ces antiques épopées, et surtout de l'Odyssée :

    Pierre Dumayet : Mais cette odyssée, pour cette fillette, c’était la découverte, à travers ce voyage, à la fois d’elle-même et de Paris. Alors maintenant, c’est la découverte de Zazie, mais en suivant une sorte de métro aérien ?
    Raymond Queneau : Oui, enfin de faux métro.



    « Les odyssées sont des voyages, des errances, plus ou moins mouvementés, agrémentés d’aventures, de rencontres, tendus vers un but » (7). En ce sens le roman comme le film sont bien des odyssées, la quête et les errances de Zazie en étant l’élément fondateur. Elle est en perpétuel déplacement, va de lieu en lieu sans jamais savoir précisément où elle est, et nous avons vu que tout est fait dans le roman comme dans le film pour que rien ne soit précis, que tout soit déréalisé.



    1. Le métro, l'Ithaque de Zazie

      1. L'objet de la quête initiale de Zazie

        Ce qui motive dans un premier temps les actions de Zazie, venue accompagner à Paris sa mère qui s'éclipse immédiatement en compagnie de son amant, c'est le métro : « Tonton, qu'elle crie, on prend le métro ? » L'importance de l'objectif a été affichée dès le titre sur la première de couverture ou l'affiche du film : ce qui est essentiel pour Zazie, c'est « Zazie dans le métro », comme ce qui est essentiel pour Ulysse dans l'Odyssée, malgré toutes les péripéties, c'est le retour chez lui en Ithaque..


      2. Mais une interdiction découverte d'emblée

        Mais le Poséidon de Zazie, la divinité qui l'empêche à tout prix d'atteindre la terre de ses rêves, la transcendance hostile et invisible qui ne se manifeste que par des panneaux d'interdiction et des grilles bien closes, c'est la grève...

        — Tonton, qu'elle crie, on prend le métro ?
        — Non.
        — Comment ça, non ?
        Elle s'est arrêtée. Gabriel stope également, se retourne, pose la valoche et se met à espliquer.
        — Bin oui : non. Aujourd'hui, pas moyen. Y a grève.
        — Y a grève.
        — Bin oui : y a grève. Le métro, ce moyen de transport éminemment parisien, s'est endormi sous terre, car les employés aux pinces perforantes ont cessé tout travail.
        — Ah les salauds, s'écrie Zazie, ah les vaches. Me faire ça à moi.
        — Y a pas qu'à toi qu'ils font ça, dit Gabriel parfaitement objectif.
        — Jm'en fous. N'empêche que c'est à moi que ça arrive, moi qu'étais si heureuse, si contente et tout de m'aller voiturer dans Imétro. Sacrebleu, merde alors.
        — Faut te faire une raison, dit Gabriel dont les propos se nuançaient parfois d'un thomisme légèrement kantien.






      3. Une quête presque réalisée

        Pourtant, comme Ulysse croisant au large d'Ithaque après avoir reçu d'Eole une outre emprisonnant les vents hostiles, la terre promise est un moment presque à sa portée. Zazie, ayant fugué le lendemain matin de son arrivée pour tenter à nouveau d'atteindre son objectif initial, parvient effectivement à proximité d'une nouvelle bouche de métro :

        Émerveillée, Zazie mit quelque temps à s'apercevoir que, non loin d'elle, une œuvre de ferronnerie baroque plantée sur le trottoir se complétait de l'inscription METRO. Oubliant aussitôt le spectacle de la rue, Zazie s'approcha de la bouche, la sienne sèche d'émotion. Contournant à petits pas une balustrade protectrice, elle découvrit enfin l'entrée. Mais la grille était tirée. Une ardoise pendante portait à la craie une inscription que Zazie déchiffra sans peine. La grève continuait. Une odeur de poussière ferrugineuse et déshydratée montait doucement de l'abîme interdit.





        Voilà Zazie presque à bon port : mais la porte est close, et Zazie doit s'éloigner, de même qu'Ulysse, rendu furieux par la curiosité mal placée de ses compagnons mais impuissant, est renvoyé par la tempête, et pour longtemps, à des milliers de milles de la patrie qu'il n'a fait qu'entrevoir.


      4. Une quête enfin réalisée, mais dans un état inconscient



        A la fin du roman et du film, Zazie parvient bien à pénétrer dans le métro, mais endormie, comme Ulysse, dans l'Odyssée, aborde Ithaque dans un profond sommeil et est déposé par les Phéaciens sur la plage. C'est inconsciente dans les bras de Gabriel puis du lampadophore qu'elle traverse le royaume souterrain et qu'elle se retrouve, fort peu réveillée, dans le train qui la ramène chez elle. Reste à déterminer si cette quête, enfin réalisée mais dans un état inconscient, a une valeur initiatique : c'est ce que nous verrons dans la troisième partie.


    2. De multiples épreuves avant de parvenir au terme de cette quête

      Dans l'Odyssée, les épreuves qui retardent le retour d'Ulysse dans sa patrie sont essentiellement de deux sortes : celles qui le menacent de mort, et celles qui le menacent d'oubli, qui le détournent pendant un temps plus ou moins long de l'objet initial de sa quête. On peut retrouver ces deux types d'épreuves dans Zazie, mais adaptées évidemment à un sujet qui n'a rien d'épique et dans lequel la mort serait restée un problème philosophique si l'exécution sommaire de la veuve Mouaque ne venait pas rappeler à la fin du roman et du film que malgré tout, «on n'est pas seulement là pour rigoler»...

      1. Des Lotophages aux sirènes de la civilisation américaine

        Peu après son départ de Troie, Ulysse s'arrête dans le pays des Lotophages, qui ont la particularité d'absorber le lotos, un fruit doux comme le miel qui fait oublier toute idée du retour. De même, dès sa première sortie parisienne, Zazie rencontre un type louche qui, pour lui faire oublier sa déception devant la grille fermée du métro, lui propose successivement un cacocalo puis des bloudijinnzes, deux fleurons de la civilisation américaine.

        La foire aux Puces est donc le cadre de cette première aventure. L'enthousiasme de Zazie s'y reporte avec rapidité sur deux nouveaux objets de quête plus faciles à obtenir que le métro, même si elle a bien conscience du fait que « c'est sûrement un sale type, pas un dégoûtant sans défense, mais un vrai sale type. Faut sméfier, faut sméfier, faut sméfier. Mais quoi, les bloudjinnzes...» Dans une version revue et corrigée de l'épisode odysséen des Sirènes, qui s'agrège à celui des Lotophages, Zazie succombe à la tentation, mais celle-là bien plus matérialiste, tout en prenant un minimum de précautions pour ne pas être victime de ses désirs violents.



      2. Un cyclope et une ogresse

        Immédiatement après l'épisode des Lotophages, Ulysse aborde une nouvelle île et fait la connaissance d'un cyclope mangeur d'hommes, Polyphème. Celui-ci dévore successivement deux fois deux compagnons, et il faut toute la ruse d'Ulysse pour éviter de lui dévoiler sa véritable identité, crever son œil unique et sortir sain et sauf de la grotte. Impossible évidemment de reproduire une pareille histoire dans le récit des découvertes parisiennes d'une petite effrontée. Mais Raymond Queneau et Louis Malle jouent avec ces mythèmes pour les inverser, dans un processus parodique joyeusement iconoclaste.

        Le cadre de ce nouvel épisode est un restaurant de moules / frites à proximité de la foire aux Puces. Dans une première inversion, ce n'est pas le vilain satyre qui est présenté comme un mangeur d'hommes (ou de petites filles), mais la petite fille qui se transforme en monstre glouton :

        En attendant la bouffe, on ne dit rien. Le type fume paisiblement. Les moules servies, Zazie se jette dessus, plonge dans la sauce, patauge dans le jus, s'en barbouille. Les lamellibranches qui ont résisté à la cuisson sont forcés dans leur coquille avec une férocité mérovingienne. Tout juste si la gamine ne croquerait pas dedans. Quand elle a tout liquidé, eh bien, elle ne dit pas non pour ce qui est des frites. Bon, qu'il fait, le type. Lui, il déguste sa mixture à petites lampées, comme si c'était de la chartreuse chaude. On apporte les frites. Elles sont exceptionnellement bouillantes. Zazie, vorace, se brûle les doigts, mais non la gueule. Quand tout est terminé, elle descend son demi-panaché d'un seul élan, expulse trois petits rots et se laisse aller sur sa chaise, épuisée. Son visage sur lequel passèrent des ombres quasiment anthropophagiques s'éclaircit. Elle songe avec satisfaction que c'est toujours ça de pris.



        Relisons quelques extraits de l'Odyssée, traduits par Philippe Jaccottet en 1982 :

        Ce cœur cruel ne me répondit rien
        mais, sautant sur mes gens en étendant les bras,
        il en prit deux d'un coup, et, comme des chiots, sur le sol
        les assomma. La cervelle en giclant mouilla le sol.
        Découpés membre à membre, il en fit son souper.
        Comme un lion né des montagnes, il les mangea sans rien
        laisser, entrailles, chair et os remplis de mœlle [...]
        Puis, lorsque le cyclope eut bien rempli sa vaste panse,
        mangé la chair humaine et bu du lait pur par-dessus,
        il s'étendit dans l'antre en travers de ses bêtes.

        (Et après le deuxième repas de chair humaine le lendemain :)

        Alors, tête en arrière, il tomba sur le dos ;
        puis sa grosse nuque fléchit, le souverain dompteur
        le sommeil, le gagna ; de sa gorge du vin jaillit
        et des morceaux de chair humaine ; il rotait, lourd de vin.

        Homère- Odyssée, IV, 287-298 et 371-374



        Rebondissant, comme à son habitude, sur la parodie quenienne, Louis Malle invente une scène de bombardement que nous avons analysée en détails dans une autre partie de cette étude. Et comme il a manifestement lu le texte de Queneau avec les mêmes lunettes, il ajoute un détail burlesque qui renforce la parodie de l'Odyssée : c'est en effet avec un jet de sauce de moules que notre Zazie (cette fois dans le rôle d'Ulysse) aveugle un Pédro-Surplus qui n'a de Polyphème que l'œil momentanément rendu indisponible, et qui se réfugie sous sa table... La sortie de la grotte (en l'occurrence du restaurant) s'effectue donc bien plus facilement :





      3. Foule et monstres marins embouteillés

        Enfin, en écho aux vicissitudes d'Ulysse sur la mer, il est intéressant de constater que les métaphores, liquides plus que marines, sont nombreuses dans le roman.

        Pas de mer bien entendu dans une histoire parisienne, mais la Seine aurait pu jouer un rôle important ; pourtant, soucieux de brouiller les repères, Queneau évite soigneusement toute référence à cette localisation trop facile. Elle n’est mentionnée que comme lieu où l’on pourrait se débarrasser de cette gamine encombrante : « Je peux tout de même pas la jeter dans la Seine, murmura Gabriel » puis « Les uns [les touristes de Fédor] étaient d'avis de jeter la fillette à la Seine, les autres de l'emballer dans un plège et de la mettre en consigne dans une gare quelconque… » Voilà Zazie menacée de noyade, comme Ulysse au large de l'île des Phéaciens, ou de relégation dans ce qui serait moins paradisiaque que l'île de Calypso.  

        À défaut d’océan ou même de fleuve, les métaphores liquides abondent tout de même : ce ne sont pas les vagues qui submergent son navire mais la foule ou le flot des voitures qui se déversent tout au long du périple de Zazie. Le lexique porte bien sur les dangers, non pas de la tempête comme pour Ulysse, mais de la capitale : c'est aux dangers de la rue que Zazie est exposée.

        La foule


        Comme concitoyens et commères continuaient à discuter le coup, Zazie s'éclipsa. Elle prit la première rue à droite, puis la celle à gauche, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'elle arrive à l'une des portes de la ville. De superbes gratte-ciel de quatre ou cinq étages bordaient une somptueuse avenue sur le trottoir de laquelle se bousculaient de pouilleux éventaires. Une foule épaisse et mauve dégoulinait d'un peu partout. Une marchande de ballons Lamoricière, une musique de manège ajoutaient leur note pudique à la virulence de la démonstration.

        Le type paie et ils s'immergent dans la foule. Zazie se faufile, négligeant les graveurs de plaques de vélo, les souffleurs de verre, les démonstrateurs de nœuds de cravate, les arabes qui proposent des montres, les manouches qui proposent n'importe quoi. Le type est sur ses talons, il est aussi subtil que Zazie. Pour le moment, elle a pas envie de le semer, mais elle se prévient que ce sera pas commode. Y a pas de doute, c'est un spécialiste.



        C’est la foule épaisse qui par son anonymat permet à Pédro-surplus, encore appelé « le type », et à l'enfant Zazie de s’immerger sans que personne ne s’en inquiète. Mais c'est aussi la foule qui, par son hypocrisie et sa versatilité, est loin d’être un rempart de vertu protégeant l’enfant.


        Les embouteillages

        Le terme même d’embouteillage est une métaphore ! Queneau parle d’encombrements (cinq occurrences dans les chapitres 9 et 10), mais il use pour en parler d’un lexique varié du liquide – qui coule ou se solidifie de manière peu ragoûtante – et de la navigation.

        Les plus mordus d'entre les voyageurs […]  pourchassaient leur archiguide à travers le dédale lutécien et le magma des encombrements et venaient avec un pot d'enfer de remettre la main dssus. [...] Un encombrement radical devait sans doute geler quelque part toute circulation […] Une roulade de sons aigus attira de nouveau leur attention sur les exploits de Trouscaillon. Ils étaient minimes. L’encombrement avait dû se débouchonner quelque part, une dégoulinade de véhicules s'écoulait lentement devant le flicmane, mais son petit sifflet ne semblait impressionner qui que ce soit. Puis de nouveau, le flot se raréfia, une coagulation ayant dû de nouveau se produire au lieu X.



        Et aux embouteillages qui, tels les monstres marins, sont à éviter parce qu’ils paralysent la ville ou ne libèrent des flots de véhicules que par intermittences, répondent le vacarme des klaxons (5 occurrences de « claqueson ») et l’agressivité des conducteurs exaspérés par ceux qui n’avancent pas.

         Les deux roues motorisées accrurent la décibélité de leur vacarme et ne s'arrêtèrent point. [...] Derrière, des claquesons râlaient. […] Les claquesons hurlaient de plus en plus fort, un vrai orage. [...] Mais ça claquesonnait tellement fort derrière lui qu'il ne put s'empêcher de se remettre en route, poussé en quelque sorte devant lui par les vibrations de l'air agité par l'irritation unanime des stoppés.



        De même dans l'Odyssée, Circé met Ulysse en garde contre deux terribles monstres marins :

        Là demeure Scylla, la terrible aboyeuse [...]

        Homère- Odyssée, XII, 85


        Monstre insatiable entouré de chiens affreux
        qui font retentir de leurs aboiements la mer de Sicile.

        Ovide - Métamorphoses, VII, 65


        La divine Charybde engloutit là-dessous l'eau noire :
        Trois fois elle vomit et engloutit trois fois d'un jour,
        terriblement ! N'y passe pas au moment qu'elle s'engouffre !

        Homère- Odyssée, XII, 104-106



        Dans le film de Louis Malle, les embouteillages constituent un véritable leitmotiv, les plans se succédant parfois de facon quasi similaire pour montrer la paralysie de la capitale jusqu’à l’absurdité.





    3. Mais surtout une enquête problématique : Tirésias n'est pas bavard pour tout le monde...

      Au chant XI de l'Odyssée, Ulysse subit l'épreuve la plus extrême qui soit pour un être vivant : à l'instigation de la magicienne Circé, qui lui délivre tous les conseils nécessaires, il doit se rendre au pays des Cimmériens, pour interroger chez les morts le devin Tirésias. C'est à cette seule condition qu'il pourra maîtriser la suite de son destin et cesser un jour de naviguer d'île en île, à la merci des éléments déchaînés par la colère de Poséidon.

      Dans Zazie, on s'attend à ce que ce soit le métro qui joue ce rôle ; le sens étymologique (métro = mère) nous y invite d'autant plus qu'une des rencontres majeures que fait Ulysse chez les morts est celle de sa mère Anticlée, et nous verrons dans la partie suivante que le métro est effectivement indissociable de l'initiation de Zazie. Mais le romancier et le cinéaste, reprenant en cela la position centrale de la Nekyia odysséenne, donnent à la séquence de la tour Eiifel une fonction qui l'apparente curieusement à celle de l'épisode de Tirésias, mais sur le mode parodique de l'inversion, comme souvent chez eux.

      1/ La première analogie tient à la structure des lieux. Le voyage d'Ulysse, contrairement à ce qu'on croit souvent, s'effectue par bateau sur un plan horizontal, du centre du monde habité à sa périphérie extrême, par-delà l'Océan primordial, sans qu'il y ait de descente chez les morts : c'est par une nécromancie qu'Ulysse fait au contraire monter les morts jusqu'à lui. Le mouvement de la connaissance est en quelque sorte ascensionnel, il part des profondeurs pour accéder à la surface. Dans Zazie, le monument choisi répond en partie à ces schèmes mythiques : il se trouve à l'autre bout de Paris, isolé par-delà la Seine (à peine nommée ou montrée) et par-delà les flots de voitures qu'il va falloir traverser en ce jour de grève. C'est précisément de retour de l'excursion à la tour Eiffel que Gabriel et Zazie vont être confrontés à cet océan, et qu'ils vont avoir les plus grandes peines du monde à regagner le nord de Paris. La tour Eiffel est en outre le monument de Paris le plus élevé qui soit (en tout cas en 1960).

      C'est sur cette structure verticale que jouent Queneau et Malle pour situer l'épisode au cours duquel sont posés deux des problèmes les plus cruciaux pour un être humain : quel est le sens de la vie ? et qui est-on vraiment ?

      2/ Dans la Nekyia de l'Odyssée, la fonction de Tirésias est essentiellement de donner à Ulysse un carnet de route qui lui permette de rentrer chez lui à bon port, puis de s'assurer de la bienveillance de Poséidon. Les révélations métaphysiques, qui n'étaient pas attendues et ne constituaient pas le but du voyage, sont réservées à deux autres personnages : c'est à Anticlée, la mère d'Ulysse, qu'il revient de résumer le triste destin des âmes après la mort, et à Achille d'épiloguer sur le bonheur d'être simplement vivant, quelle que soit sa condition :

      Trois fois je m'élançai, mon cœur me pressait de l'étreindre,
      trois fois hors de mes mains, pareille à une ombre ou un songe,
      elle s'enfuit ; à chaque fois mon chagrin s'aiguisait,
      et je lui adressai ces paroles ailées :
      « Mère, pourquoi ne pas rester quand je voudrais t'étreindre
      afin que, jusque chez Hadès nous embrassant,
      nous puissions, tous les deux, savourer le frisson des larmes ?
      Ceci n'est-il qu'un leurre que la grande Perséphone
      a suscité, pour que je redouble de plaintes ? »
      A ces mots répondit ma souveraine mère :
      « Hélas ! mon fils, le plus malheureux des mortels,
      Perséphone, fille de Zeus, ne veut pas te leurrer :
      ce n'est que la condition de l'homme lorsqu'il meurt.
      Les nerfs ne tiennent plus ni les chairs ni les os ensemble,
      mais la force du feu qui se consume les détruit
      aussitôt que la vie a quitté les ossements blancs ;
      l'âme, elle, comme un songe, s'est enfuie à tire-d'aile.
      Allons ! empresse-toi vers la lumière, et tout cela,
      retiens-le pour le répéter plus tard à ton épouse. »

      Homère- Odyssée, XI, 206-224

      « Jadis, de ton vivant, nous t'honorions autant qu'un dieu,
      nous autres Grecs ; et maintenant, ici, parmi les morts,
      tu règnes de nouveau : ne regrette donc pas la vie ! »
      A ces mots, il me dit aussitôt en réponse :
      « Ne cherche pas à m'adoucir la mort, ô noble Ulysse !
      J'aimerais mieux être sur terre domestique d'un paysan,
      fût-il sans patrimoine et presque sans ressources,
      que de régner ici parmi ces ombres consumées... »

      Homère- Odyssée, XI, 484-491



      Dans la séquence de la tour Eiffel, c'est à Gabriel qu'il revient de vaticiner et de délivrer quelques-unes de ces vérités tragiques, dans un monologue explicitement tissé de nombreuses réminiscences baroques, mais dont les thèmes évoquent aussi ceux de la Nekyia :

      Un forceps les amena, un corbillard les remporte et la tour se rouille et le Panthéon se fendille plus vite que les os des morts trop présents ne se dissolvent dans l'humus de la ville tout imprégné de soucis. Mais moi je suis vivant et là s'arrête mon savoir car du taximane enfui dans son bahut locataire ou de ma nière suspendue à trois cents mètres dans l'atmosphère ou de mon épouse la douce Marceline demeurée au foyer, je ne sais en ce moment précis et ici même je ne sais que ceci, alexandrinairement : les voilà presque morts puisqu'ils sont des absents.



      A la fois Tirésias pour l'inspiration pseudo-divinatoire qui le fait s'élancer dans le film vers le sommet de la tour, mais aussi Ulysse des temps modernes sur la voie de la sagesse et pensant avec nostalgie à sa douce Pénélope demeurée au foyer, le personnage de Gabriel croise ici plusieurs réminiscences possibles, dans une logorrhée certes parodique, mais qui parvient à associer l'évocation tragique de la vanité de l'existence avec un traitement poétique tout à fait original : la séquence progresse en un hymne à la fantaisie et à l'imagination créatrice. Au final, comme dans l'Odyssée, la connaissance acquise n'est pas celle qui était recherchée.


      3/ Par ailleurs, Queneau et Malle brodent sur la structure de la Nekyia en dupliquant sa situation : tel Ulysse, Zazie cherche à interroger sur des questions plus terre-à-terre mais aussi plus intimes un Charles-Tirésias qui cette fois manque pour le moins de certitudes et d'envie de communiquer son savoir. Ce Tirésias-ci est nettement moins bavard que celui de Gabriel. Louis Malle accentue d'ailleurs sa différence en jouant sur les structures verticales que n'a pas exploitées Queneau. Alors que le Tirésias de Gabriel a la légèreté d'un archange s'envolant vers le ciel, celui de Charles, persécuté par « des questions qui ne sont pas de son âge », détale affolé, et dévale un escalier en spirale : ce mouvement descendant évoque les incursions mythiques des héros chez les morts (on pense aux catabases d'Orphée ou d'Enée, mais aussi aux vers du chant XI de l'Odyssée probablement interpolés, dans lesquels Ulysse voit apparaître tous les grands damnés du Tartare, Tityos, Tantale, Sisyphe...) Cette plongée dans un imaginaire infernal suggère ici, paradoxalement, une descente vers l'Enfer des vivants, avec leurs fantasmes, leurs complexes et leurs refoulements - peut-être une descente vers l'innommable du Ça, qui terrorise tellement notre taximane. Queneau ou Malle connaissaient-ils ce texte du De Natura rerum dans lequel le philosophe épicurien Lucrèce démontre que c'est ici-bas que nous vivons l'enfer des passions ? Notre Charles, oubliant qu'il aurait dû incarner le sage et pondéré Tirésias, ne pourrait que lui donner raison...


  3. Structures initiatiques

    1. Une structure mythique

      Lors de son entretien avec Pierre Dumayet (8), Raymond Queneau acquiesce à la proposition de celui-ci selon laquelle son roman pourrait être une odyssée, « la découverte de cette fillette à travers ce voyage en même temps d’elle-même et de Paris ». Odyssée, voyage, découverte de soi, tous termes qui inscrivent le récit dans un schéma mythique. Mais si l’on repère assez facilement les mythes évoqués ou sous-jacents, leur interprétation est plus problématique, et il n’est pas dans notre intention d’en privilégier une plutôt que d'autres, d’autant que, comme l’écrit fort justement Daniel Delbreil, « Zazie est un roman qui refuse l’explicitation, qui, constamment insinue, suggère mais ne tranche pas » (9). Nous nous proposons plutôt d’offrir quelques pistes de réflexion, en adoptant les différents points de vue qui permettent d’analyser les mythes, qu’ils appartiennent à la philosophie et l’histoire des religions, à l’ethnologie ou à la psychanalyse.

      1. Que représente le métro ?

        La quête première de Zazie est le métro, qui n’en finit pas de faire gloser sur sa signification…

        — Le métro, c'est sous terre, le métro. Non mais.
        — Çui-là, dit Gabriel, c'est l'aérien.
        — Alors, c'est pas le métro.
        — Je vais t'esspliquer, dit Gabriel. Quelquefois, il sort de terre et ensuite il y rerentre.
        — Des histoires.



        D’ailleurs Raymond Queneau est d’accord avec Zazie, puisqu’il répond à Pierre Dumayet  qui propose que la découverte de Paris par Zazie se soit faite « en suivant une sorte de métro aérien » : « Eh oui ! de faux métro »

        Le métro est donc souterrain ou il n’est pas !

        • Le métro ou le monde des enfers (inferi, ceux d’en bas, d’en dessous)

          On pense bien sûr aux célèbres descentes dans le monde souterrain (catabases) des grands héros épiques comme Héraclès, Thésée ou Énée, à la quête amoureuse d’Orphée, ou bien sûr à l’évocation des morts par Ulysse dont nous avons parlé plus haut. Tous ont eu besoin d’un guide, et nous avons vu comment la Marceline de Queneau ou l’Albertine de Louis Malle ont des liens évidents avec ce monde souterrain, ce lieu obscur et désolé, « abîme interdit » aux vivants.

          Marceline/Albertine peut en effet être considérée comme une nouvelle déesse des Enfers. Si nous nous rappelons en particulier que l’attribut de Perséphone est la torche (elle est souvent représentée portant deux torches), le lampadophore emmenant Zazie dans le métro, même si c’est dans un état d’inconscience, prend alors une dimension chthonienne.

          Perséphone tenant une torche
          Musée de Thessalonique

          Perséphone chez Hadès
          Antikensammlungen - Munich


          Louis Malle poursuit d'ailleurs ses références explicites à l'Orphée de Cocteau, avec une Albertine-lampadophore qui apparaît dans les dernières images du film dans un costume de motard, telle les motards de la mort — une mort symbolique en ce qui concerne Zazie…



          Mais si Ulysse ou Énée trouvent dans cette descente des clés pour l’avenir, que peut bien y découvrir Zazie ? Quel initiateur, tel Tirésias pour Ulysse ou Anchise pour Enée, donnera des conseils à la fillette ?

           

        • Une interprétation psychanalytique : le métro, symbole phallique

          Le psychanalyste Christophe Bormans (10) a bien voulu nous faire une analyse de quelques épisodes-clés de l’œuvre et en particulier de ce que représente le métro.

          « À l'inverse d'Alice qui se glisse de manière phallique dans le terrier du lapin, Zazie n'a pas, elle, accès à la mémorable glissade : la grille du terrier reste fermée. Et si le métro est l'équivalent phallique du lapin (la pine) qui se glisse dans les trous et serpente sous les rues de la capitale, du point de vue de l'inconscient, il est manifestement l'équivalent du zizi-imaginaire tant convoité par Zazie.



          Dans la scène qui nous préoccupe, Zazie se trouve, encore une fois devant la grille fermée, n'a pas accès au métro : elle est frustrée et pleure. Le satyre vient la consoler avec un mouchoir — certes fait pour sécher ses larmes —, mais surtout, celui-ci est plié et noué en forme de lapin. C'est-à-dire qu'il lui propose de la faire rire en faisant apparaître disparaître le lapin, l'oiseau, etc., c'est-à-dire l'équivalent imaginaire du pénis (c'est-à-dire le phallus), l'objet tant convoité par Zazie. Zazie rit, mais ne s'y laisse pas prendre. Elle le traite de « vieux salaud » et, par-là, semble accepter de ne pas l'avoir. Mieux. De ne pas l'avoir, elle comprend qu'elle peut alors l'être.»


        • D'autres interprétations psychanalytiques : le métro, symbole du ventre maternel

          Laurent Fourcaut rappelle que « le mot même de métro, forme abrégée et courante du (chemin de fer) métropolitain, de métropole, ville principale, littéralement ville-mère (du grec métêr, « mère », et polis, « ville »). À la lettre, donc le métro, dans ce roman, et en particulier dans son titre, dont le paradoxe du coup s’éclaire, c’est symboliquement, la mère. » (10)

          Christophe Bormans propose alors cette analyse : « Si on se souvient que la visite de Zazie dans Paris est motivée par l'escapade amoureuse de sa mère, on comprend que la visite du métro vient tenter d'apaiser, de combler, voire de symboliser cette absence maternelle. Même si Zazie ne semble pas y accorder plus d'importance, d'un point de vue strictement logique, Zazie est confiée à son oncle Gabriel qui accepte de la balader et de la distraire, pour pallier l'absence de la mère qui entend prendre du bon temps avec son « Jules » (« C’est comme ça qu’elle est quand elle a un Jules, dit Zazie, la famille ça compte plus pour elle. ») Du point de vue de la logique inconsciente, Zazie se retrouve face à la mère désirante, donc face à la mère manquante : en essayant de combler ce temps de vacance, de vide, par un emploi du temps spécifique (en l’occurrence le métro), c'est le manque de la mère qu'elle va tenter de combler et de métaphoriser pour s'y repérer dans son propre désir. »

          Dans la même veine psychanalytique faisant du métro le substitut du ventre maternel, Laurent Fourcaut propose une interprétation sensiblement différente : « Le métro, dans ce roman, et en particulier dans son titre, dont le paradoxe du coup s’éclaire, c’est symboliquement, la mère. Non pas, en l’occurrence, la mère biologique de Zazie, Jeanne Lalochère, mais la Mère primitive, cette entité originelle à laquelle chacun a appartenu et dont il doit se détacher, en une naissance traumatique, pour accéder à l’existence séparée, individuelle. Quelque chose comme la Terre-Mère, figure mythique de toutes les civilisations archaïques » (11)

          Pour Gilbert Pestureau, le métro serait plutôt l’utérus dans lequel Zazie, abandonnée par sa mère, veut se réfugier et se retrouver. Empêchée par la grève, elle ne peut accéder à ce ventre maternel. (12)

          Or le métro reste pour Zazie « l’abîme interdit », qu’elle ne découvrira que dans un état d’inconscience.


        • Quête de connaissance : libido sciendi

          Alors que Gabriel ne répondra jamais clairement aux questions de Zazie sur la sexualité, il donne une explication (citée plus haut) de ce qu’est le métro… souterrain et aérien… pourtant fortement sexualisée et tout à fait explicite. La ville en général, et Paris en particulier, est souvent le lieu de formation, voire d’initiation sexuelle, lieu de l’émancipation.

          Mais dans le roman Zazie dans le métro, notre personnage est une enfant, certes délurée et pas si ignorante que cela, mais une enfant qui voudrait en savoir plus sur la sexualité, en quête de connaissances et non pas d’expériences. En effet l'« abîme interdit » ne signifie pas que Zazie cherche une expérience concrète : elle en est plutôt au stade d'une recherche de connaissances sur le sujet. Elle en possède déjà quelques-unes, qu’elle tient essentiellement des journaux, et pendant ces deux journées passées à Paris, elle ne cesse d’interroger les adultes, car c’est leur sexualité à eux qu’elle cherche à mieux comprendre. Deux obsessions vont la poursuivre durant son séjour : le métro, substitut sexuel, et l’hormosessualité. Deux façons de penser la sexualité des autres. Daniel Delbreil écrit : « En cela, Zazie incarnerait toutes les ambiguïtés de l'adolescence, toutes les interrogations, les désirs et les peurs devant la sexualité plus ou moins exhibée des couples constitués, devant des formes de sexualité admises socialement ou devant des formes cachées honteuses aux yeux d'une certaine société bourgeoise de ladite sexualité. En fait, l'hormosessualité n'est qu'une étape supplémentaire, mais non radicalement différente, de la quête de la connaissance qui est la dynamique même du roman. » (13)

          Les questions qu’elle ne cesse de poser resteront toujours sans réponse claire de la part des adultes, et ce sont finalement ses questions, ses reformulations multiples qui la font avancer. Mais en ce qui concerne la réalité de ses découvertes, le lecteur ne pourra rien affirmer.



      2. La ville, un univers de signes sexuels

        Il n’y a pas que le métro qui soit fortement sexué : la ville elle-même l’est tout autant, mais avec peut-être une certaine ambiguïté.

        • Traditionnellement la ville s’apparente au principe féminin. Dans leur Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier et Alain Gheerbrandt rappellent que « de même que la ville possède ses habitants, la femme contient en elle ses enfants. C’est pourquoi les déesses sont représentées portant une couronne de murs. » La ville est femme et mère. Blaise Cendrars affirme même que « les villes sont des ventres » (15), faisant de la ville une figure de l’espace maternel. « La ville est le corps de la mère que fouille et déchiffre le marcheur. » (16)

          De la figure féminine de la ville à son érotisation, il n’y a qu’un pas, que franchissent les poètes surréalistes dans l’écriture de la promenade : « c’est un besoin issu des pulsions venues des profondeurs de l’être et allant à la rencontre des pulsions de la ville, les pulsions se renforçant les unes les autres. […] Le Paris vu par les surréalistes est ainsi une projection de l’imaginaire, une quête des signes révélant l’inconscient des artistes et se fixant sur un réel qui est ainsi lui-même transmuté. » (17) La ville est donc féminisée dans ses pulsions mêmes.

          Pour rester dans le cercle des poètes les plus proches de Raymond Queneau, nous évoquerons André Breton, par qui la féminité de Paris est clairement évoquée à propos de la Place Dauphine : « Sa conformité triangulaire, d’ailleurs légèrement curviligne et [...] la fente qui la bissexte en deux espaces boisés […] C’est, à n’y pouvoir s’y méprendre, le sexe de Paris qui se dessine sous les ombrages ». Il écrit aussi : « La configuration de cet être [suscité par le cours de la Seine], aussi bien que la séduction qui s’en dégage ne peuvent porter à voir en lui autre chose qu’une femme. » (18)

          C'est donc peut-être à celui dont il ne partage pas les idées sur la sexualité que répond ironiquement Raymond Queneau par l'intermédiaire de Gabriel devant la tour Eiffel  : « Je me demande pourquoi on représente la ville de Paris comme une femme. Avec un truc comme ça. Avant que ça soit construit, peut-être. Mais maintenant. C'est comme les femmes qui deviennent des hommes à force de faire du sport. On lit ça dans les journaux. » .

          Les traits de féminité restent toutefois les plus nombreux dans le roman. Si, en suivant les structures mythiques, nous considérons que l’horizontalité et le souterrain représentent la féminité, Paris est bien féminine. À défaut des canaux souterrains du métro, Zazie va en effet découvrir Paris par d’autres voies horizontales, le dédale des rues, envahies par les véhicules, qu’elle arpente à pied – nous retrouvons ici le topos de la promenade –, mais aussi par les différents lieux ponctuant son séjour, qui tous ont un lien avec le souterrain, que ce soit « La Cave », non pas à Saint-Germain-des-Prés, comme le pense Zazie « qui déjà frétille », mais le café de Turandot auquel on accède en descendant cinq marches, ou la brasserie du Sphéroïde, où « en attendant le dîner, ils espérimenteront le sous-sol [de la brasserie] : quinze billards, vingt pimpons. Unique à Paris » ou encore la cave d’Aux Nyctalopes où « il (Turandot) commence à s'enfoncer dans le sol ainsi d'ailleurs que Gabriel, Zazie et Gridoux. Le monte-charge descend le tout dans la cave d'Aux Nyctalopes. »




        • Si ces différents lieux horizontaux et souterrains figurent la féminité de la capitale, d’autres monuments vont pourtant nettement marquer son caractère masculin. La tour Eiffel en est évidemment l’exemple le plus probant, depuis son érection en 1889 ; souvenons-nous de ce qu’en 1887 écrivaient les artistes protestant contre « l'érection, en plein cœur de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse Tour Eiffel ». La tour Eiffel, comme la colonne de la place Vendôme ou l’obélisque de la place de la Concorde, fait partie des symboles phalliques dressés au cœur de la ville.

          Cependant en 1929, Louis Aragon, dans le poème « Transfiguration de Paris » édité dans le recueil de La Grande Gaîté joue avec humour des différents signes érotiques de la ville, et termine son poème de façon surprenante…

          Ce n'est qu'à l'aurore aux doigts incertains
          Que les grands phallus s'éveillèrent
          Rassemblement Place Vendôme
          La colonne prit la tête de la procession
          Elle débaucha les clochers des églises
          Dont les couilles se mirent à sonner
          Ce fut une belle promenade
          Au cours de laquelle tous les ordinaires
          Salueurs de drapeaux furent obligés de se découvrir
          Une belle promenade
          À laquelle se joignirent les véritables désespérés
          Une promenade de plusieurs jours
          Entre les immeubles neufs les cafés les berges de la Seine
          Les maisons leur jetaient des fleurs enflammées
          Arrachées à leurs fronts
          Mon beau Paris dit la colonne
          Tu as le sens irremplaçable de l'amour
          Les échos tous les échos lui répondaient
          Des chansons sortaient de la bouche des égouts
          D'Aubervilliers de Pantin des Lilas
          De Malakoff et de Bicêtre venaient des clameurs
          Poussées par les fumées
          Et les voitures maraîchères entassées dans les Avenues de l'ouest
          Lançaient par manière de plaisanterie
          Des carottes aux vieilles prudes du seizième
          Et du dix-septième arrondissement
          Mais le plus beau moment ce fut lorsqu'entre
          Ses jambes de fer écartées
          La Tour Eiffel fit voir un sexe féminin
          Qu'on ne lui soupçonnait guère



          Et Louis Malle lui répond avec deux plans qui à eux seuls valent plus qu'un long discours :



          Alors Paris, une ville finalement androgyne ?




    2. Un roman d'initiation de Zazie

      Lors du même entretien avec Pierre Dumayet (8), il ne fait pas de doute non plus pour Raymond Queneau que son roman soit le récit d’une initiation. Les différentes réponses apportées à la question de savoir ce que représente le métro dans l’imaginaire vont bien dans le sens d’un itinéraire au terme duquel Zazie aurait appris ou dû apprendre. Pour autant, formation n’est pas initiation, et Raymond Queneau ne déclare pas que Zazie « a appris » mais que Zazie « a vieilli », indice de changement de statut.

      Il ne s’agit alors pas d’apprentissage ou de formation mais bien d’initiation. Mais de quelle initiation s’agit-il ? À examiner la définition qu’il en donne : « une initiation, ça correspond aux épreuves que doivent subir les jeunes avant de pénétrer dans la vie adulte. Ça ne se pratique pas beaucoup […] dans nos sociétés occidentales et là ça se pratique », on voit bien qu’il considère cette initiation d’un point de vue ethnologique, comme un fait de société.

      Un plan du film de Louis Malle nous invite d'ailleurs à creuser à présent dans cette direction. Dans la séquence tournée dans la station de métro du pavillon Guimard à la Bastille, le cinéaste met en image le désir de Zazie, et donne vie au lieu désiré, ce qui revêt une importance capitale pour une interprétation initiatique.



      Nous avons déjà parlé de cet étrange effet de mise en scène qui suggère le regard d’une présence animée épiant les mouvements de Zazie depuis l'ombre épaisse de ce que Queneau appelle « l'abîme interdit » : tapie au ras du sol ou dans quelque escalier invisible, la caméra capture un plan de semi-ensemble en contre-plongée, puis opère un quart de tour en panoramique droite/gauche et un léger travelling avant pour venir reprendre Zazie tambourinant à présent à une porte latérale. Ce mouvement spectaculaire révèle la présence d'un œil qui pourrait être celui d'une sorte de transcendance ; un tel point de vue de l’intérieur est donc ésotérique (du grec esôterikos,«  de l’intérieur ») et réservé aux seuls initiés, admis à pénétrer dans le Saint des saints. Mais la grille reste close : Zazie n’a pas encore réussi son rite d’initiation…

      Rappelons donc à présent le schéma initiatique traditionnel en termes d’anthropologie (19). Toute initiation passe par un certain nombre de rites qui la rendent effective et qui se déclinent en enseignements, cérémonies et épreuves. Les rites varient évidemment selon les types d’initiation, les lieux et les époques. Cependant, en dépit de cette diversité, on retrouve toujours la même structure fondamentale, soit un déroulement en trois temps que nous rappelons brièvement ici :



      • La première étape sert à la préparation du novice. Elle consiste parfois en l’aménagement du lieu où se déroulera l’initiation. C’est lors de cette première phase que le novice est placé à l’écart des profanes.

      • En un second temps intervient la mort initiatique (puisqu’il est ancré dans la mentalité archaïque qu’« on ne peut pas modifier un état sans l’abolir au préalable », c’est-à-dire le voyage symbolique dans l’au-delà. Ce voyage peut lui-même se décomposer en deux phases distinctes.

        • La première a trait à l’entrée dans l’au-delà. Deux caractères surtout la marquent, qu’on peut trouver séparément ou de façon concomitante : la perte de connaissance, réelle ou simulée, et l’entrée impossible, du moins aux yeux de la raison et de l’expérience quotidienne.

        • La seconde représente la traversée du monde de la mort.
          • tantôt elle est constituée d’épreuves qui miment symboliquement la mise à mort ;
          • tantôt elle évoque le regressus ad uterum, c’est-à-dire le retour à l’état intra-utérin ;
          • tantôt enfin, elle renvoie à la descente aux enfers ou à la montée aux cieux.

      • La troisième et dernière étape du scénario initiatique est celle de la renaissance, « la venue au monde d’un être nouveau, totalement différent de celui qui avait entrepris la périlleuse quête initiatique »

      Certes, ce schéma canonique du scénario initiatique n’a plus guère de réalité dans notre monde moderne, mais il n’est pas à exclure de toute autre forme ; et en l’occurrence, ces différents scénarios se sont mués en motifs littéraires. Nous resterons toutefois prudents, car comme le remarque Simone Vierne dans l’ouvrage qu’elle consacre à Jules Verne, « autant l’initiation en tant que rituel a été écrite et analysée, autant le passage du rituel au romanesque demeure flou. » (20)

      La formule minimale du roman initiatique pourrait être exprimée de la façon suivante : il s’agirait d’un roman qui présenterait la modification d’un ou plusieurs traits sémiologiques majeurs de l’être du protagoniste, par le biais d’une ou plusieurs épreuves renvoyant symboliquement à la mort. Pour véritablement parler de roman initiatique, il faut que le personnage ait subi une modification profonde, excluant donc toute stagnation ou retour au point de départ (en termes de personnalité bien sûr).

      Or justement, on pourrait considérer que Zazie ne s’est pas transformée suffisamment pour que le roman soit considéré comme un roman d’initiation. C’est ce que pense Jean-Pierre Damour (21), qui considère que le séjour parisien de Zazie lui a échappé, qu’il n’était qu’un rêve, aboli au terme de son développement. Pour lui la fameuse formule « J’ai vieilli » n’évoque pas du tout un progrès de la conscience ou de la connaissance. De même qu’elle n’a pas eu la révélation du métro, elle n’a pas conscience d’avoir vu ou compris quelque chose.

      Par ailleurs il faut aussi que le roman soit « à la fois réaliste et symbolique » pour reprendre les termes de Léon Cellier (22). Bien évidemment la mort et la renaissance n’existent que sur le plan symbolique, et non de façon matérielle.

      Comme nous l’avons dit au début de cette partie consacrée aux structures mythiques et initiatiques, nous proposons là des pistes de réflexion qu’éclairent des disciplines différentes. Sur ce même schéma, une analyse sémiotique prenant pour référence les travaux de Mircea Eliade n’arriverait pas aux mêmes conclusions qu’une analyse sémiotique s’inscrivant dans une philosophie de la connaissance qui est elle-même se différencierait d’une autre plus ancrée dans l’ethnologie du symbolique.

      Nous avons vu à plusieurs reprises de ces symboles évidents, que ce soit avec les schèmes verbaux « monter » ou « descendre », avec la « mise à l’écart » que représente son séjour parisien chez son oncle-tante, séparée de sa mère mais aussi avec ce qui peut être lié aux différentes épreuves de la « mort initiatique » en particulier celles qui représentent le regressus ad uterum ainsi que la descente aux enfers. Mais quelle transformation – profonde qui plus est – a subie Zazie… dans le métro ?


      1. Une théorie du langage

        Laurent Fourcaut, considérant que le métro est la Mère primitive, propose une interprétation qui s’inscrit clairement dans ce schéma. Il s’agit bien de mourir symboliquement à l’enfance pour mieux renaître à une autre condition (celle de l’adulte ?) grâce à l’entrée dans l’univers du symbolique, que permet l’acquisition du langage. « C’est le rôle du langage […] de détacher l’enfant du corps maternel, en le faisant accéder à l’univers du symbolique, c’est-à-dire de ce qui vient se substituer au rapport immédiat avec la chose. » C’est pourquoi il apporte un éclairage nouveau sur le rôle de l’écriteau :

        Émerveillée, Zazie mit quelque temps à s'apercevoir que, non loin d'elle, une œuvre de ferronnerie baroque plantée sur le trottoir se complétait de l'inscription METRO. Oubliant aussitôt le spectacle de la rue, Zazie s'approcha de la bouche, la sienne sèche d'émotion. Contournant à petits pas une balustrade protectrice, elle découvrit enfin l'entrée. Mais la grille était tirée. Une ardoise pendante portait à la craie une inscription que Zazie déchiffra sans peine. La grève continuait. Une odeur de poussière ferrugineuse et déshydratée montait doucement de l'abîme interdit. Navrée, Zazie se mit à pleurer.




        C’est par le langage que Zazie comprend qu’elle ne peut accéder à l’objet de son désir, c’est le langage qui lui signifie que ce « retour à la mère » est impossible. Dans ce chapitre 4, Zazie ne l’accepte toujours pas, elle pleure, et c’est après une série d’épreuves où elle découvre toutes les facettes du langage – sujet du roman – qu’elle connaît la phase de mort symbolique : elle descend inconsciente dans le métro, ce qui correspond à l’entrée dans l’au-delà dans un état de perte de connaissance, et à la traversée évoquant le regressus ad uterum, (le retour à l’état intra-utérin), elle « renaît » alors à un nouveau statut, celui de l’adulte qui sait accommoder du langage : « J’ai vieilli » déclare-t-elle.

        Zazie est-elle pour autant devenue adulte ? le passage à l’univers symbolique que représente le langage est une acquisition importante chez l’enfant, et point n’est besoin de faire passer Zazie du côté des adultes pour penser qu'elle s’est transformée, quand on se rappelle que c’est uniquement par ses propres questions et ses reformulations qu’elle a tourné autour des interrogations sur la sexualité.




      2. Un rite de puberté

        Astrid Bouygues (23) propose quant à elle une interprétation qui se situe dans une catégorie explicitement ethnologique, comparant le parcours de Zazie à l’initiation des jeunes gens, et plus particulièrement des jeunes filles dans les années cinquante.

        L’âge de Zazie est le premier indice à prendre en compte. Parti de quatorze ou quinze ans dans le projet initial, Queneau l'a revu à la baisse, pour finir sur « une douzaine d’années ». Autre indice important, elle est formée…

        — Tu me fatigues les méninges. C'est pas des questions tout ça.
        — Si, c'est des questions. Seulement c'est des questions auxquelles vous savez pas répondre.
        — Je crois que je ne suis pas encore prêt à me marier, dit Charles pensivement.
        — Oh ! vous savez, dit Zazie, toutes les femmes posent pas des questions comme moi.
        — Toutes les femmes, voyez-vous ça, toutes les femmes. Mais tu n'es qu'une mouflette.
        — Oh ! pardon, je suis formée.
        — Ça va. Pas d'indécences.
        — Ça n'a rien d'indécent. C'est la vie.



        Nous avons donc là les conditions d'une structure de rites de puberté, qui vont permettre à l’enfant de passer au statut de jeune fille « à marier ». Ces rites de puberté se déroulent en trois temps :

        • une phase de séparation
        • puis une phase de mise en marge
        • et enfin une phase d'agrégation.

        Ainsi l’enfant va-t-il quitter une classe d'âge pour en intégrer une autre, sans que ce soit encore la catégorie des adultes.

        Voyons donc l’itinéraire de Zazie de ce point de vue. Au début du roman, Zazie a quitté Saint-Montron, arrive en train à Paris et est immédiatement séparée de sa mère. Le roman se termine sur le retour de Zazie qui a retrouvé sa mère à la gare : elle se réinsère (réagrégation) donc dans son milieu familial après avoir « vieilli »  : le séjour à Paris – autrement dit  l’ensemble du roman – est donc la phase de « mise en marge » : « Ici et là-bas ça fait deux, j'espère. [...] C'est pourquoi qu'on me laisse ici, c'est pour que ça soit pas comme là-bas. » Quelles sont donc les étapes ou épreuves de cette initiation ?

        Zazie est une fille… Or les filles ne sont pas censées sortir seules : la rue est pleine de dangers. « Mais je veux pas qu'elle se promène seule, dit Gabriel, la rue c'est l'école du vice, tout le monde sait ça. » et plus tard il est à nouveau horrifié que sa nièce se promène seule :

        — Pour moi zossi, dit Zazie. Car pendant ce temps-là j'irai me promener.
        — Pas sur le Sébasto surtout, dit Gabriel affolé.
        — T'en fais pas, dit Fédor Balanovitch, elle doit avoir de la défense.
        — N'empêche que sa mère me l'a pas confiée pour qu'elle traîne entre les Halles et le Château d'Eau.
        — Je ferai juste les cent pas devant ta brasserie, dit Zazie conciliante.
        — Raison de plus pour qu'on croie que tu fais le tapin, s'esclama Gabriel épouvanté. Surtout avec tes bloudjinnzes. Y a des amateurs.



        Même la veuve Mouaque en rajoute :

        — Tu es toute seule ?
        — Ouida, ma chère, je mpromène.
        — Ce n'est pas une heure ni un quartier pour laisser une fillette se promener seule. […]
        La veuve Mouaque soupira.
        — Ça ne te fait rien si je marche un peu avec toi ?
        — Vous voulez surveiller ma conduite ?
        — Non, mais tu me tiendrais compagnie.
        — Ça je m'en fous. Je préfère être seule.



        Les filles doivent en effet rester dans l'espace domestique, alors que les garçons, eux, au cours de ce même type de rite de puberté, doivent explorer la frontière entre le domestique et le sauvage. Première inversion donc : Zazie ne va pas cesser de sortir du domestique, elle quitte l’appartement de son oncle dès le premier matin et refuse violemment à trois reprises de se faire trimbaler dans un véhicule qu'elle n'a pas choisi…

        D'une main légère mais puissante, Gabriel envoie Zazie s'asseoir au fond du tac, puis il s'installe à côté d'elle. Zazie proteste.
        — Tu m'écrases, qu'elle hurle folle de rage.

        Bien que toutes ces attentions le flattassent, il s'enquit cependant du destin de sa nièce. Ayant appris de Fédor Balanovitch que la dite se refusait à suivre le mouvement, il s'arrache au cercle enchanté des xénophones, redescend et se jette sur Zazie qu'il saisit par un bras et entraîne vers le car. Les caméras crépitent.
        — Tu me fais mal, glapissait Zazie folle de rage.

        Prenant Zazie chacun par un bras, Trouscaillon et la veuve Mouaque foncèrent vers la conduite intérieure bien banale dans laquelle ils la jetèrent.
        — J'aime pas qu'on me traite comme ça, hurlait Zazie folle de rage.



        Elle tient manifestement plus du “sauvage” que du “domestique” !




        Deuxième emprunt aux rites pour garçons : le travestissement pour jouer avec les frontières entre les sexes… Zazie assouvit son désir de porter des bloudjinnzes en les volant, et une fois ceux-ci enfilés, elle est :

        • soit provocante : « Zazie se regardait dans la glace en salivant d'admiration. Pour aller bien ça on pouvait dire que les bloudjinnzes lui allaient bien. Elle passa ses mains sur ses petites fesses moulées à souhait et perfection mêlés et soupira profondément, grandement satisfaite ». Mais alors son oncle craint qu’on la prenne pour une tapineuse
        • soit prise pour un garçon, par le Sanctimontronais, qui ne « l'avai[t] pas reconnue, déguisée en garçon. »

        Malgré ces inversions, qui font écho à bien d’autres, Zazie va - symboliquement parlant - suivre les étapes principales de l’initiation des filles :

        La mise en marge chez la tante couturière

        On sait bien que la principale occupation « réservée » aux filles est la couture… Pour finir leur éducation, pour leur donner aussi un petit air de coquetterie et de finesse, elles étaient envoyées faire un séjour chez une couturière et/ou chez une tante ou une marraine ; voici ce qu’en dit Yvonne Verdier :

        L'hiver chez la couturière apparaît tout d'abord comme une sortie. Sortie de chez soi, de la ferme et parfois du village, car il n'est pas rare d'aller en apprentissage dans un autre village ou même à la ville, profitant de la présence d'une tante ou d'une marraine pour le gîte et le couvert. [...] Le personnage de la tante-marraine joue ainsi très souvent un rôle tutélaire auprès des jeunes filles adolescentes, que la tante soit elle-même la couturière, ou plus souvent qu'elle soit celle qui héberge, recueille les jeunes femmes. (24)



        Nouvelle inversion… Zazie quitte sa mère, couturière à Saint-Montron, pour aller chez son oncle qui a priori ne travaille pas dans la couture.  Mais voilà pourtant notre Zazie envoyée chez son oncle/tante Gabriel(la). Assurément elle n’y apprendra pas la couture, mais elle découvrira de quoi avoir « vieilli ». Voyons pourquoi !

        Gabriel est l’hôte parfait pour éviter à sa nièce tout danger d’agression : il fait donc office de tante…

        — Seulement, y a pas bien longtemps elle en a retrouvé un autre et c'est ce qui l'a amenée à Paris, elle lui court après, mais moi, pour pas me laisser seule en proie à tous les satyres, et y en a, et y en a, elle m'a confiée à mon tonton Gabriel. Il paraît qu'avec lui, j'ai rien à craindre.
        — Et pourquoi ?
        — Ça j'en sais rien. Je suis arrivée seulement hier et j'ai pas eu le temps de me rendre compte.

        En tout cas vous allez pas nier que c'est parce que la mère vous considère comme une tante qu'elle vous a confié l'enfant ; et Gabriel devait bien le reconnaître. ladssa, iadssa, qu'il concédait.

        Négligeant cette parenthèse plutôt péjorative, la veuve ajouta :
        — Et c'est votre nièce ?
        — Gzactement, répondit Gabriel
        — Et lui, c'est ma tante, ajouta Zazie qui croyait la plaisanterie assez neuve, ce qu'on escusa étant donné son jeune âge.

        — Y a un homme qui vient de se faire enlever, dit la dame haletante. Un bel homme même.
        — Crénom, murmura le flicard mis en appétit.
        — C'est ma tante, dit Zazie.
        — Et lui ? demanda le flicard.
        — C'est lui qu'est ma tante, eh lourdingue.



        Quant à Marceline/Albertine, elle est un modèle de tante. Non seulement elle a toutes les qualités de la bonne épouse – elle est d’une imperturbable douceur, elle appelle régulièrement à la modération, elle sait rester chez elle pour les occupations domestiques, elle ne sort jamais seule… – mais en plus elle est la référence dans le domaine de la toilette, que ce soit dans la scène où elle console Gabriel qui ramasse sa trousse de manucure engluée de grenadine, ou dans celle où elle conseille Mado sur la toilette à porter pour sa soirée de fiançailles.

        Gabriel autant que Marceline offrent donc à Zazie un lieu où elle pourra profiter d’un bain de féminité… On ne peut évidemment que sourire à l’ambiguïté d’une telle féminité et de la parodie d’initiation qu’est en train de construire Queneau. Ajoutons d’ailleurs qu’il emmènera Zazie dans le cabaret du Mont-de-Piété, « une boîte de tantes ».

        Louis Malle va d'ailleurs dans le même sens, accentuant même la catégorie de tante couturière puisqu’Albertine confectionne la robe de Gabriel sur un très imposant mannequin.



        Donc, écrit Astrid Bouygues, « c'est exactement ce type d'équilibre qui était recherché chez la tante couturière : d'un côté, les filles s'y trouvaient dans une ambiance féminine et domestique où elles étaient en sécurité ; de l'autre, l'éloignement du cercle familial et l'enseignement des rudiments de la coquetterie étaient supposés les préparer à trouver un mari. En bref, il s'agissait de les dégrossir, mais pas de les déniaiser » (25).

        Le parcours initiatique de Zazie suit donc à la fois les étapes du parcours des garçons et des filles. En cela, il est bien le reflet de l’ambiguïté sexuelle qui court dans le roman entier ; la quasi-obsession de Zazie étant d’obtenir une définition de l’hormosessualité…

        Mais… le métro ?

        Les conditions sont donc établies : Zazie vient séjourner chez un couple de tantes. Mais comment va s'effectuer le passage lui-même ? C’est là qu’intervient ce qui fait Paris pour Zazie : le métro ! Dans cette lecture ethnocritique, le métro n’a plus rien à voir avec le ventre maternel, qui est bien loin des désirs de Zazie… Le métro redevient le moyen de transport qu’il est dans la réalité. Mais l’essentiel est alors que ce métro est… en grève, et donc que le désir de Zazie est contrecarré : elle apprend la frustration, elle doit aussi apprendre la patience et l’attente… Car une des étapes du rite est la « période d’attente » : l’initié n’atteint pas immédiatement le but de son initiation. Zazie ne doit pas prendre le métro dès son arrivée à Paris, et la grève est là pour créer le temps d’attente nécessaire à une initiation réussie. La société est prévoyante : la grève est la clé de cette interprétation. Le temps du roman correspond au temps de la grève, temps d’attente avant le passage.

        Car elle va le prendre, ce métro, mais avec ses deux passeurs, Gabriel qui l'emporte évanouie hors de la cave des Nyctalopes, puis Marceline/Albertine le « lampadophore », qui les guide dans les couloirs souterrains jusqu’au métro, et qui reconduit ensuite Zazie à la gare, où elle peut en effet déclarer : « j’ai vieilli ». Ce métro est souterrain, pour qu’elle enterre sa vie d’enfant et ressorte transformée.

        Évanouie ou simplement endormie. C'est le moment de rappeler le premier rêve éveillé de Zazie dans les vécés de l’appartement : elle s’y racontait le conte bien connu de La Belle au Bois dormant.

        Or ce conte de Charles Perrault est lui-même un modèle de parcours initiatique, du bébé désiré à la jeune fille, jusqu’à l’épouse et la mère. Elle sort de l’enfance en se perçant la main, le sang coule… Le symbole est évident.

        L’endormissement, la réclusion et l’isolement et quand le temps est venu (26) … le réveil. Quittons la Belle à ce moment du conte de Perrault : la suite de ses épreuves ne concerne plus Zazie !



        Bien sûr Queneau n’a pas repris le conte sans y apporter sa touche personnelle ! D’abord Zazie déclare que « c'est drôlement con les contes de fées et décide de sortir », elle n’est pas prête à accepter aussi facilement d’attendre, et elle ne dort pas, au contraire de ses oncle/tante. Mais à la fin du roman, « le temps est venu », la fin de la grève permet à Zazie de reprendre quasiment le même itinéraire que dans l’appartement :

        Sur ces mots, il commence à s'enfoncer dans le sol ainsi d'ailleurs que Gabriel, Zazie et Gridoux. […]
        Gabriel portait Zazie toujours évanouie, Turandot Laverdure toujours maussade et Gridoux ne portant rien.
        Ils descendirent un escalier, puis ils franchirent le seuil d'une petite porte et ils se trouvèrent dans un égout. Un peu plus loin, ils franchirent le seuil d'une autre petite porte et ils se trouvèrent dans un couloir aux briques vernissées, encore obscur et désert.
        — Maintenant, dit doucement le lampadophore, si on veut pas se faire repérer, il faut partir chacun de son côté. […]
        — Moi, dit le lampadophore, je ramène la petite. Toi aussi, Gabriel, t'es un peu visible. Et puis j'ai pris sa valoche avec moi. Mais j'ai dû oublier des choses. J'ai fait vite.



        Ainsi le rite de puberté est-il réussi : d’enfant, Zazie ressort jeune fille, elle peut retourner dans son village de Saint-Montron.



    3. Initiation du lecteur/spectateur : problématique du rêve et poétique de l'écriture

      Connaissant l’intérêt de Queneau pour le rêveur, sorte de démiurge qui peut réinventer une nouvelle réalité, on est en droit de penser que le rêve fait aussi partie prenante du roman Zazie, d’autant que nous retrouvons six occurrences de songe(ur) et quinze de rêve/rêver/ rêveuse(ment) ou rêverie, les unes étant utilisées dans le sens habituel du mot « rêve », mais d’autres concernant plutôt les fantasmes :

      Une femme dit :
      — Comprends pas.
      Un homme lui esplique. Il sort un bout de papier de sa poche et lui fait un dessin avec un stylo à bille,
      — Eh bien, dit la femme rêveusement.

      Le type tout d'un coup prend un air rêveur. On dirait que maintenant il pense plus à ce qui se passe autour de lui.

      — N'insistez pas, ma chère, dit Marceline. Là-dessus, elles demeurèrent silencieuses, penseuses, rêveuses. Le temps coulait pas vite entre elles deux.

      — Gabriella, fait le type rêveusement (un temps). Marant (un temps). Positivement marant.



      Parfois même, le lexique du rêve désigne en fait la réflexion :

      Puis il revint vers le comptoir derrière lequel Mado Ptits-pieds semblait rêver.
      — Alors, dit Charles, qu'est-ce que t'en penses ? C'est oui ? c'est non ?
      — Jvous répète, susurra Mado Ptits-pieds, vous mdites ça comme ça, sans prévnir, c'est hun choc, jprévoyais pas, ça dmande réflexion, msieu Charles

      Il regardait pensivement (semblait-il) un groupe de clochards qui dormaient sur le gril d'un puits de métro, goûtant la tiédeur méditerranéenne que dispense cette bouche et qu'une grève n'avait pas suffi à rafraîchir. Il médita quelques instants ainsi sur la fragilité des choses humaines et sur les projets des souris qui n'aboutissent pas plus que ceux des anthropoïdes, puis il se prit à envier — quelques instants seulement, faut pas egzagérer — le sort de ces déshérités, déshérités peut-être mais libérés du poids des servitudes sociales et des conventions mondaines. Trouscaillon soupira. Un sanglot pire lui fit écho, ce qui porta le trouble dans la rêverie trouscaillonne. Kèss kèss kèss, se dit la rêverie trouscaillonne.



      Rêver et réfléchir serait-ce donc la même opération de l’esprit ?

      Le rêve est un matériau essentiel dans la poétique de Raymond Queneau. Il en fera d’ailleurs le fondement d’un prochain roman, Les Fleurs bleues, portant cette fois-ci en épigraphe une citation de Platon ὄναρ ἀντὶ ὀνείρατος (27) « Rêve pour rêve » ou « en échange de ton rêve écoute le mien ». Le rêve est en effet pour Raymond Queneau à prendre au sérieux, comme élément lié à l’existence même des personnages, comme donnée fondamentale de l’existence. Pour Queneau, le récit des rêves et le roman sont équivalents ; et sans aller jusqu’à dire que le roman entier est le rêve de Zazie qui dicte son texte au romancier-Queneau, pas que franchit Jean-Pierre Naudin (28), il apparaît toutefois que c’est un élément de structure narratologique, et que le roman a plus ou moins les caractéristiques du rêve. Quant à Louis Malle, il poussera encore plus loin cette logique narrative.



      1. Une logique narrative

        Existe-t-il des lieux plus propices que d’autres aux rêves ?

        a/ Le roman

        Nous avons vu dans la première partie de cette étude que les lieux parisiens sont emblématiques d’une évanescence généralisée, d’un doute permanent sur ce qu’est la réalité, créant un flou qui baigne tout le roman, de sorte que le réel n’a pas plus de consistance que le rêve : c'est l'une des caractéristiques majeures du baroque.

        Deux lieux principaux semblent particulièrement susciter l’imagination créatrice de Zazie et Gabriel, l'oncle et la nièce ayant la même propension aux échafaudages oniriques. Ces lieux sont opposés par leurs structures, l'une ascendante (c'est celle de la tour Eiffel, déjà abondamment commentée), et l'autre descendante puisqu'il s'agit de l'espace souterrain de la cave Aux Nyctalopes. Intéressons-nous ici de plus près à cette dernière.

        Les « aventures » de Zazie se déroulent dans un univers parfois proche du merveilleux, et il est certain que plus la soirée avance, plus le récit glisse dans le rêve. Les événements se précipitent et se télescopent à partir du moment où Zazie, épuisée par sa journée parisienne, commence à somnoler. L’arrestation de Trouscaillon par les hanvélos amorce le passage de la veille au rêve, et dès le début du chapitre 17, « Zazie a rejoint Laverdure dans la somnie. » L'interruption de ses pérégrinations et l'installation dans un lieu confiné, propice au relâchement, a raison de ce qui pouvait lui rester d'énergie.

        — Eh bien, Zazie, tu manges pas ta soupe ?
        — Laissez-la dormir, dit la veuve Mouaque d'une voix effondrée. Laissez-la rêver.



        Suit la dispute entre la veuve Mouaque et Turandot arbitrée par Gridoux. Comme Queneau en a le secret, le passage entre le rêve éveillé et le rêve endormi n’est pas marqué, le glissement s'effectuant sans solution de continuité : quand Zazie voit-elle une dispute réelle, quand la rêve-t-elle ? Le romancier se garde bien de le signaler, il lui suffit d’instiller dans l’esprit du lecteur le sentiment du rêve, sans que ce soit explicitement énoncé.

        La dispute dégénère à mesure que l'on écluse le muscadet, et la bagarre se généralise, perdant de plus en plus de vraisemblance. Le rêve de Zazie s’étoffe : « C'était maintenant des troupeaux de loufiats qui surgissaient de toutes parts » en masse serrée. Le combat est épique et « finit par réveiller Zazie ». Réveiller Zazie ? Pourtant le rêve se poursuit avec les loufiats « ratatinés [que] Zazie et Mouaque [les] effaçaient de la surface d'Aux Nyctalopes et [les] traînaient jusque sur le trottoir, où des amateurs bénévoles, par simple bonté d'âme, les disposaient en tas », jusqu’au moment où « deux divisions blindées de veilleurs de nuit et un escadron de spahis jurassiens venaient en effet de prendre position autour de la place Pigalle. »

        Le rêve reprend alors de plus belle dans le chapitre 18, avec un mélange d’éléments réalistes (ou du moins identifiables) et des situations qui leur font perdre toute réalité et toute vraisemblance. La violence se déchaîne : « Une bonne poignée de balles de mitraillette coupa court à cette tentative. La veuve Mouaque, tenant ses tripes dans ses mains, s'effondra. » Devant cette mort, Zazie s’évanouit, alors qu'arrive Aroun Arachide : « Prince de ce monde et de plusieurs territoires connexes, il me plaît de parcourir mon domaine sous des aspects variés en prenant les apparences de l'incertitude et de l'erreur qui, d'ailleurs, me sont propres. » Le rêve n’est plus celui de Zazie, nous y reviendrons…

        Le roman se termine ainsi sur une sorte de délire onirique, dont il n’est pas si évident que Zazie soit la seule initiatrice. Gabriel et sa troupe de compagnons partagent eux aussi ce rêve, ils réalisent peut-être leur fantasme de violence et de bagarre enfantine, même si elle se termine sur la mort de la veuve Mouaque – qui de toute façon ne semble pas affliger grand monde !

        Zazie une fois évanouie, les lieux prennent alors les caractéristiques de l’inconscient : couloirs où tout est inversé, où l'on passe devant des bouteilles de muscadine et de grenadet, puis égouts, jusqu’à l’endroit tant désiré : le couloir du métro, et séparation du groupe avec cette permutation onirique entre Laverdure et Turandot :

        — Alors au revoir, les gars ! dit Laverdure.
        — Tu causes, tu causes, dit Turandot, c'est tout ce que tu sais faire.
        Et ils s'envolèrent dans la direction Bastille.



        Pourtant dans le dernier chapitre, la réalité reprend ses droits.


        b/ Le film

        Louis Malle a poussé encore plus loin cette destruction progressive de la frontière entre réalité et rêve, avec toute la virtuosité dont il fait preuve tout au long du film. Le langage cinématographique lui offre des ressources qu’il met au service de l’imagination créatrice. Nous avons vu à l’occasion d’autres analyses que plusieurs séquences sont traitées sur le mode de fonctionnement du rêve. Tous ces passages oniriques ne sont pas des rêves de Zazie, mais il faut bien reconnaître que la majorité d’entre eux ont pour origine l’imagination de la fillette. C’est par son regard que le monde réel prend des dimensions oniriques, c’est elle qui construit les différents scénarios de ses films imaginaires, utilisant des lectures ou des films qu’elle a pu lire ou voir, transformant les éléments qu’elle a réellement vus, et remodelant le matériau réaliste en une logique parfaitement imaginaire, où l’on retrouve les codes du rêve. Comme dans les songes, tout est possible, et l’inconscient de Zazie est suffisamment  fertile pour créer un univers bien plus intéressant que le monde réel dans lequel elle vit. Les exemples en sont nombreux :
             

        Le métro qu’elle entend passer dans les vécés

        Les chaussures qui se chaussent toutes seules

        La course-poursuite avec Turandot d’abord

        et Pédro-Surplus ensuite

        La répétition de son oncle Gabriel qu’elle dirige

        La farandole des personnages de la journée

        L’affolement de la veuve Mouaque
        à la recherche de son Trouscaillon

        La scène du billard
        avec tous « ses » personnages réunis



        Mais à la différence de Queneau, les épisodes rêvés sont assez clairement balisés dans le film. Le début et la fin des deux principales séquences de rêve sont encadrés par des plans signifiants.



        Ainsi la course-poursuite est-elle non seulement encadrée mais aussi ponctuée par le gros plan de Zazie hilare, et celle du rêve nocturne par l’image de Zazie s’endormant sur le capot d’une voiture puis se réveillant sur ce même capot :



        En plus de ces balises, les séquences offrent des images d’une Zazie chef d’orchestre de ce qui se passe devant ses yeux, certains détails permettant d’en comprendre la signification :

        Les yeux qui suivent le vol des chaussures

        Le lapin blanc sur le piano

        L'ange pas encore exterminateur

        Et l'horloge qui accélère le temps


        Zazie, tel le génie des contes, va donc au cours de son court séjour transformer Paris et en créer un à la hauteur de ses fantasmes : un Paris imaginaire, un Paris rêvé.




      2. Mise en abyme de l'écriture

        Le rêve peut dire la réalité autrement, ou dire des parts de vérité cachées que l’état de veille ignore. Cidrolin, un personnage des Fleurs bleues, parle du « fin fond des choses » (29) que les rêves mettent à jour, et le rêve est d’autant plus au cœur de la poétique de Queneau qu’il ne le réserve pas aux psychanalystes mais bien plutôt aux romanciers.

        Même Mado se demande si réalité et rêve ne se confondent pas :

        — D'ailleurs nous, est-ce qu'on entrave vraiment kouak ce soit à kouak ce soit ?
        — Koua à koua ? demanda Turandot.
        — À la vie. Parfois on dirait un rêve.
        — C'est des choses qu'on dit quand on va se marier […]
        — Non, dit Madeleine, c'est pas ça, je pensais pas seulement au marida, je pensais comme ça.



        Et Cidrolin, encore lui, est bien persuadé de l’intérêt de ses rêves :

        Mes rêves sont particulièrement intéressants. […] si je les écrivais, ça serait un vrai roman. (30)



        Cet échange avec Lalix montre sa relation entre rêve et roman :

        Vous ne me racontez pas d’histoires ?
        Des vraies ou des inventées ?
        Méfiez-vous des inventées. Elles révèlent ce que vous êtes au fond. Tout comme les rêves. Rêver et révéler, c’est à peu près le même mot. (31)



        On pense bien sûr à Zazie qui se demande où elle va chercher ses idées… Sûrement au plus profond d’elle-même !

        — Tu as de drôles d'idées, tu sais, pour ton âge.
        — Ça c'est vrai, je me demande même où je vais les chercher.



        On pense surtout à Gabriel qui au pied de la Tour Eiffel dans le roman ou perché en haut dans le film se lance dans son monologue avec ces propos à forte teneur baroque :

        Paris n'est qu'un songe, Gabriel n'est qu'un rêve (charmant), Zazie le songe d'un rêve (ou d'un cauchemar) et toute cette histoire le songe d'un songe, le rêve d'un rêve, à peine plus qu'un délire tapé à la machine par un romancier idiot (oh ! pardon).



        Roman et film détruisent peu à peu l’illusion romanesque, pour mieux montrer le travail de l’écrivain et du cinéaste. Pas plus que le monde, le roman n’a de réalité, pas plus que les humains, les personnages n’ont de consistance. Il apparaît clairement que le roman de Queneau est un roman réflexif, dont le sujet principal est l’écriture elle-même ; quant au film, il exhibe lui aussi sa nature profonde.

        Les trois références littéraires ou mythologiques principales, trois modèles de la création, ne peuvent que le confirmer :

        • Alice : remarquons que le titre du roman de Queneau Zazie dans le métro ressemble fort à celui de Lewis Carroll Alice’s Adventures under ground : « underground » est le nom du métro londonien ! Similitude entre Zazie enfin dans le métro endormie et Alice qui, une fois endormie, glisse sous terre. Zazie entre dans le domaine du rêve… donc du roman.
        • Ulysse, qui est l'un des premiers romanciers de sa propre vie.
        • Orphée, du moins chez Louis Malle


        Roman et film réflexifs, l’un comme l’autre, rejettent le mimétisme et revendiquent le droit à la liberté de la création. Fédor Balanovitch est le porte-parole d’un moment de cette lassitude :

        Et puis, il ne se renouvelle pas. Les artisses, qu’est-ce que vous voulez, c’est souvent comme ça. Une fois qu’ils ont trouvé un truc, ils l’esploitent à fond. Faut reconnaître qu’on est tous un peu comme ça, chacun dans son genre.



        Or nous avons montré dans un autre dossier que la tour Eiffel est un véritable manifeste esthétique, montrant que même avec du rebattu on peut faire du neuf.

        Après Zazie et Gabriel, c’est Trouscaillon, le personnage dont l’identité est la plus indécidable, qui revient en une sorte de feu d’artifice sur l’illusion romanesque et sur la place de l’écrivain dans sa propre création :

        C'est moi, Aroun Arachide. Je suis je, celui que vous avez connu et parfois mal reconnu. Prince de ce monde et de plusieurs territoires connexes, il me plaît de parcourir mon domaine sous des aspects variés en prenant les apparences de l'incertitude et de l'erreur qui, d'ailleurs, me sont propres. Policier primaire et défalqué, voyou noctinaute, indécis pourchasseur de veuves et d'orphelines, ces fuyantes images me permettent d'endosser sans crainte les risques mineurs du ridicule, de la calembredaine et de l'effusion sentimentale (geste noble en direction de feu la veuve Mouaque). À peine porté disparu par vos consciences légères, je réapparais en triomphateur, et même sans aucune modestie. Voyez ! (Nouveau geste non moins noble, mais englobant cette fois-ci l'ensemble de la situation.)
        — Tu causes, tu causes, dit Laverdure, c'est...
        — En voilà un qui me paraît bon pour la casserole, dit Trouscaillon pardon : Aroun Arachide.



        Voilà donc « je », l’écrivain maître de la fiction qu’il oriente comme bon lui semble, comme le narrateur de Jacques le Fataliste, qui bien sûr s’arroge tous les droits, celui de créer un personnage comme de le transformer, de choisir une voie dans la narration comme de l’abandonner aussi vite.

        Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu'il me plairait. Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d'embarquer Jacques pour les îles ? d'y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu'il est facile de faire des contes ! Mais ils en seront quittes l'un et l'autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai. (32)



        Le droit de construire comme de déconstruire… n’est-ce pas très exactement l’avertissement au lecteur que Queneau a placé avant même de commencer son récit ?


        L’épigraphe d’Aristote et la référence à Homère

        ὁ πλάσας ἠφάνισεν, « celui qui a composé a supprimé (ou dissimulé) »


        Homère confesse que le mur du Naustathme ne fut élevé que très tard, si même il a jamais existé ailleurs que dans l'imagination du poète, qui alors a bien pu se croire en droit, pour nous servir de l'expression d'Aristote, de jeter par terre à un moment donné ce que lui seul avait construit. 



        Les trois mots d’Aristote mentionnés par Strabon (33) parlent d’Homère et de la guerre de Troie : il s’agit du camp des Achéens, installé à l’endroit où ils ont tiré leurs navires au sec sur la plage, non loin de la ville de Troie. Pendant la dernière année du siège, ils décident de construire un fossé et un rempart pour protéger ce campement (chant VII) ; mais le rempart ne parvient pas à contenir les assauts des Troyens (chant XII), et Hector parvient au chant XV jusqu’aux navires grecs qu’il commence à incendier. C’est alors que Patrocle arrache à Achille l’autorisation de s’élancer au combat à sa place : il repousse les Troyens loin du camp, mais il y laissera la vie. Ce campement achéen constitue donc un enjeu de première importance dans l’Iliade ; mais son rempart subit un sort paradoxal : sitôt érigé, sitôt débordé… D’où le sens de l’expression d’Aristote citée par Strabon, et qui semble signifier la toute-puissance du poète, libre d’inventer et de détruire à sa guise, sans rien devoir à la réalité historique ni même à la simple vraisemblance.

        Cette épigraphe annonce donc les multiples effets de brouillage que comporte l’œuvre. L’annonce est claire : le roman que vous allez lire appartient à son créateur, qui a toute liberté de créer ou de faire disparaître tel ou tel élément.

        Et Louis Malle a bien entendu l’avertissement, qui se l’est approprié de façon magistrale.




      3. L'empilage des décors, ou la problématique de la modernité

        En effet, profitant des possibilités et de la souplesse que lui offre le tournage de certaines séquences de cafés dans les studios de Joinville, Louis Malle ajoute une réflexion sur la modernité et sur la création, qu'il mène par l'invention personnelle du thème de la rénovation des cafés.

        Le café de Turandot est présenté à l'arrivée de Zazie comme un lieu au cachet vieillot, avec boiseries, moulures, bar en zinc et décorations florales, un lieu d'avant-guerre comme son propriétaire, dont le pétainisme sous l'Occupation se révèle furtivement à la faveur de travaux de modernisation. D'un bout à l'autre du film, ce café est en effet en perpétuels travaux, et cède peu à peu à la modernité de placages en formica jaune et noir pétaradants. Tout y passe, y compris le vieux phono remplacé par un jukebox flamboyant, le téléphone et même la cage de Laverdure. Ce changement de décor se produit à vue, par masquage de l'ancien et remplacement des accessoires : construction de cinéma donnée comme telle, et opération commerciale destinée à attirer de nouveaux clients parce qu'il faut bien suivre l'air du temps - quel qu'il soit : modernisation ne signifie pas originalité, au contaire. C'est par conformisme que Turandot se met au goût du jour.




        Ce conformisme dans la modernité saute aux yeux lorsqu'à la fin du film toute l'équipe se transporte dans une brasserie place Pigalle : au jaune et noir de Turandot répond le rouge et noir du nouveau décor, aussi criard, et rendu encore plus impersonnel par des loufiats qui, au contraire de Mado, sont de véritables portes de prison. Louis Malle profite alors des deux disputes qu'il a trouvées chez Queneau et fondues en une seule pour défaire brutalement ce qui a été méthodiquement construit chez Turandot : la bagarre dégénère jusqu'à s'en prendre aux décors, et les panneaux de formica ou de contreplaqué cèdent dans un maelström homérique pour laisser apparaître le décor initial, en superbes boiseries Art déco comme celles du café de Turandot. La boucle est bouclée : retour au point de départ ?



        Non, car avec l'arrivée d'Aroun Arachide et la guerre mondiale qu'il semble déclencher (bande-son agressive, bruits de bombardements et d'armes automatiques, éclats de lumière aveuglants, filmage caméra à l'épaule, plans en accéléré à peine lisibles) le déchaînement de la violence s'amplifie encore et finit de démolir le décor : il s'avère que les boiseries Art déco n'étaient elles-mêmes que des toiles peintes, que le plafond est celui du studio, que les combattants (qui se battent à coups de choucroute) sont les acteurs et l'équipe du film : le perchiste est bousculé et l'un des cameramen est embarqué dans la tornade. La mise en abyme du cinéma est totale, et c'est l'illusion mimétique qui est alors dynamitée. Louis Malle a progressivement dépouillé son image de ses oripeaux réalistes pour accéder à la nudité de l'os : les murs de Joinville - de même que Raymond Queneau suggérait qu'on pouvait éplucher ses œuvres comme un oignon - ou encore Rabelais qui invitait son lecteur, dans le prologue de Gargantua, à chercher la substantifique moelle...

        Ainsi, le réalisateur donne-t-il à cette scène plusieurs sens superposés, dont celui-ci qui n'est pas le moindre : la modernité est source de violence lorsqu'elle n'est que conformiste et nourrie de clichés, non pas lucidement iconoclaste comme celle de Queneau et de Malle lui-même. Le réalisme naturaliste hérité du XIXe siècle est une pure illusion, qui ne permet en rien d'accéder à la vérité, et encore moins à la poésie. L'imagination doit puiser à d'autres sources, ne pas hésiter à dépasser les apparences, assumer une part de folie - ou d'esprit d'enfance. En somme, l'essentiel de ce que l'on peut garder de l'héritage surréaliste...


 

© Marie-Françoise Leudet et Agnès Vinas


(1) Dictionnaire des symboles, article « escalier ».

(2) Raymond Queneau, Journaux, p.185-186.

(3) René Guénon, Symboles fondamentaux de la Science sacrée, 1962, Gallimard cité par Zhou Bin, Raymond Queneau vers la construction du centre spirituel – Raymond Queneau lu à la lumière de René Guénon, 2011.

(4) Dans la mythologie gnostique, il existe trois mondes, ou plutôt trois degrés dans la hiérarchie du monde principiel : le monde des grossiers, le monde des subtils, et le monde des informels, au-delà, c’est l’Âtmâ du non-manifesté. Et plus on s’approche d’Âtmâ, plus on est auprès du cœur spirituel du Monde.

(5) Monsieur Phosphore (1940) met en scène au moment de la création de l'homme, les trois archanges de la tradition judéo-chrétienne, Gabriel, Raphaël et Michel et « quatre anges déchus » ; de Lucifer, l’Ange déchu de la tradition, Raymond Queneau crée trois personnalités différentes des trois noms qui lui sont habituellement octroyés : Satan, le Diable et Lucifer, une trinité incarnant le rival du Créateur à laquelle il ajoute un quatrième ange… Monsieur Phosphore.

(6) Francis Vanoye, Scénarios modèles, modèles de scénario, Nathan Université, 1993, p.31

(7) Ibid. p.32.

(8) Lectures pour tous de Pierre Dumayet du 4 février 1959

(9) Daniel Delbreil, « Les mystères de Zazie » in Queneau tous zazimuts, Éditions Calliopées, 2012, p.17.

(10) Christophe Bormans a écrit un article « Alice au pays des merveilles de l’inconscient », Psychanalyse des contes et dessins animés (Walt Disney expliqué aux adultes), Psychanalyste-paris.com, Paris, septembre 2012.

(11) Laurent Fourcaut, « Le “roman” parodique d’un univers déchu » dans le dossier de l’édition Folioplus, p.230-231.

(12) Ibid.

(13) Gilbert Pestureau, « Petit Guide pour Zazie dans le métro  », in Temps Mêlés, Documents Queneau, n° 150+22-23-24, avril 1984, p27-49.

(14) Daniel Delbreil, op. cit.

(15) Blaise Cendrars, « Le Panama ou les aventures de mes sept oncles », Du monde entier, 1919.

(16) Pierre Loubier, Le poète au labyrinthe : Ville, errance, écriture, 1998, ENS-LSH Editions, p.61.

(17) Héloïse Pocry, « Surimpressions naturelles et volontaires chez les surréalistes. Un regard multiple sur Paris » in Articulo - Journal of Urban Research

(18) André Breton, La Clé des champs, 1954, p.279.

(19) Nous reprenons les éléments d’analyse de Laurent Déom, Le roman initiatique : éléments d’analyse sémiologique et symbolique, in Cahiers électroniques de l'imaginaire, n° 3 : Rite et littérature, 2005, p. 73-86.

(20) Simone Vierne, Jules Verne et le roman initiatique. Contribution à l’étude de l’imaginaire, Paris, Éditions du Sirac, 1973, p. 21. Cité par Laurent Déom, op.cit.

(21) Jean-Pierre Damour, étude de Zazie dans le métro, Éditions Ellipses, collection 40/4.

(22) Léon Cellier, Parcours initiatiques, Editions de la Baconniere-Neuchatel, 1977. Cité par Laurent Déom.

(23) Astrid Bouygues, « J’ai vieilli : le personnage de Zazie à l’épreuve de quelques catégories ethnologiques » in Queneau tous zazimuts p. 161-176. La lecture d’Astrid Bouygues se revendique de la démarche ethnocritique de Jean-Marie Privat ; elle utilise plus particulièrement les travaux d’Yvonne Verdier sur l’initiation des jeunes filles à Minot (qui pourrait aussi bien être Saint-Montron) et d’Arnold Van Gennep sur les rites de passage.

(24) Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire : la laveuse, la couturière, la cuisinière, « Bibliothèque des Sciences Humaines », Gallimard, 1979, p.195 et 197. Cité par Astrid Bouygues, op. cit.

(25) Op. cit. p.171

(26) Et non pas, comme on le croit souvent, grâce au baiser du prince…

(27) Platon, Théétète, 201e

(28) Jean-Pierre Naudin, « Zazie… et le Cortège du songe », in Queneau tous zazimuts p. 59-66.

(29) Les Fleurs bleues, 1965. Édition Folio, p.157.

(30) Ibid. p.156.

(31) Ibid., p.159.

(32) Denis Diderot, Jacques le Fataliste, Folio p.42.

(33) Strabon, Géographie, XIII, 1, 36 : ὁ δὲ πλάσας ποιητὴς ἠφάνισεν, ὡς Ἀριστοτέλης φησίν. Traduction d’Amédée Tardieu, 1867. Le nausthathme désigne un port, un mouillage, ou mieux, ici, un campement naval